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Sur la route de Compostelle - Camino Primitivo (2024) - 7ème étape : Berducedo - Grandas de Salime (20 km)

Les rues du petit village de Berducedo (environ 200 habitants) sont calmes en ce matin du samedi 5 octobre. Enfin, il fait encore nuit et, alors que nous approchons à la fois de la Galice (nous y entrerons le lendemain) et du changement d’heure aussi en Espagne, la seule lumière visible dans la rue déserte est celle du candélabre qui n’a pas réussi à me réveiller. En revanche, à cette heure probablement très matinale (je n’ai aucune notion du temps à ce moment-là), je suis réveillé par un pèlerin malade, qui vomit fort dans les toilettes, et qui n’était pas là hier au soir. En réalité, un virus, peut-être une gastro-entérite, commence à circuler parmi nous et de mon côté, j’ai connu des difficultés de digestion, non alarmantes, mais quasiment depuis le départ.

Un autre pèlerin se réveille aussi, se dirige vers les toilettes, avant visiblement de se rendormir. Le silence est d’or de nouveau, je comprends que le réveil n’est pas imminent, et encore moins le départ. Peut-être que l’attente est de trois ou quatre heures mais, dans cette ambiance paisible d’un début de week-end champêtre, je ne suis pas particulièrement pressé de quitter l’auberge, même si mon sac à dos est prêt au maximum. Adriana dort toujours paisiblement, avec son pyjama et son cache-lumière, alors, des fourmis dans les jambes, j’en profite pour faire quelques étirements dans la vaste cuisine, l’une des plus vastes jamais vues pour une auberge de cette taille à ce jour. Une bonne heure plus tard, le dortoir commence à s’agiter et quelques pèlerins espagnols préparent leur petit-déjeuner en s’exprimant assez fortement.

Nous nous préparons tous les deux et pour nous, notre rupture du jeûne se résume à un yaourt chacun et à une mandarine, que je sais insuffisants pour affronter cette étape qui n’a pas à pâlir de la veille : la distance est toujours de vingt kilomètres, mais le relief est loin d’être plat et le terrain est toujours difficile. Nous ne sommes pas inquiets pour autant : le village de La Mesa est situé à 4,4 kilomètres de Berducedo et il y a là-bas un point de ravitaillement. Cette fois l’auberge s’agite vraiment et de mon côté, je lutte avec un chat tigré qui profite de la moindre ouverture de la porte, donc de la moindre sortie de chaque pèlerin, pour tenter sa chance dans l’auberge : alors que le temps à l’extérieur est couvert – et ce sera la météo la plus favorable de la journée ! – le matou cherche probablement de la chaleur et de quoi grignoter parmi nous. Je le fais sortir à au moins cinq reprises et il tente de se rebeller dans l’une de ses dernières tentatives. Chaque sortie est accompagnée pour moi d’un passage ultérieur aux toilettes, et, celles-ci étant mouillées, j’essaie de ne pas me tremper pour emporter de l’humidité.

Une étape qui fait aussi la grandeur du Primitivo

Nous partons avec Claudia et Susana (dont nous pensons encore à ce moment-là qu’elle s’appelle Marta), passons devant l’auberge où nous avons dîné hier soir (quelle bonne idée de repérer la suite du chemin la veille !) ainsi devant l’église de Berducedo. Nous les décrochons peu à peu : Claudia, la plus rapide d’entre nous se cale sur le rythme de Susana et se rend compte, après quasiment le premier kilomètre effectué, que ses bâtons sont restés à l’auberge ! Cela lui arrivera à trois reprises sur le Camino. Susana passe devant, nous restons en binôme pour affronter la première des trois vraies ascensions de la journée, nous permettant presque d’atteindre l’altitude de 1 000 mètres, soit un dénivelé d’une centaine de mètres depuis le départ du village. La montée n’est pas particulièrement difficile, moins que la veille au départ de l’étape, et elle a le mérite de nous mettre en jambes.

Nous passons le premier sommet, et, dans la descente, la météo se dégrade. Depuis Salas, et d’ailleurs pendant une bonne semaine par la suite, nous partirons toujours avec le même équipement : imperméable et sursac, car la pluie, presque toujours intermittente, finira toujours par tomber à un moment ou à un autre sur notre chemin. La bruine fait son apparition, mais, dans ces hauteurs, c’est surtout le vent qui souffle par rafales, avec des pointes approchant parfois les 70 km/h. Nous rejoignons la route, et avec la vue de Marta au loin, nous n’avons qu’une hâte : arriver rapidement, mais toujours sans se mettre dans le rouge, à l’auberge Miguelín. La pente de la route n’est pas importante, le dénivelé est faible, et le trafic routier l’est encore davantage, mais je tente de me protéger et de protéger Adriana du vent de façon alternative, en me décalant légèrement sur le côté. La sensation est assez désagréable, mais c’est un cap à passer. Les immenses éoliennes, visibles pendant des kilomètres, et quasiment jusqu’à la fin de l’étape, nous dominent autant qu’elles dominent le sommet de Buspol (1 120 mètres d’altitude) sur lequel elles sont posées.

Nous arrivons après une heure de marche environ à La Mesa. Claudia nous rejoint par la suite. A l’auberge, nous trouvons tout ce que nous étions venus chercher mais vu le profil de l’étape, j’ai plutôt besoin d’énergie dans les minutes qui suivent. Ne voulant pas trop me charger, je me contente de madeleines et d’un jus d’orange. L’ambiance est chaleureuse, les couleurs tranchent avec le gris extérieur mais après un petit quart d’heure à récupérer, déjà, il nous faut remettre le bleu de chauffe pour faire face à la deuxième montée de la journée, plus raide, plus longue et plus difficile que la première.


Vue sur l'ensemble du réservoir de Salime depuis la fin de l'ascension après La Mesa
5 octobre 2024 (Photo d'Adriana)

L’interminable descente

Nous quittons le petit village, ou plutôt le hameau de La Mesa, pourtant parfois fin d’étape, car plusieurs pèlerins poussent jusque-là et jusque dans cette auberge appréciée pour clore l’étape de Los Hospitales, ou viennent de Pola de Allande. Cette fois, le bitume particulièrement pentu nous attend, et, comme d’habitude lorsque les pourcentages s’élèvent, Adriana part en tête, trouve son rythme pendant que moi, je reste plusieurs dizaines de mètres derrière pour adapter le mien à mon chargement. Un peu avant le sommet à As Rosadas, je change de rythme et revient sur elle, car je sais que je vais prendre le relais dans l’interminable descente de dix kilomètres vers le barrage de Salime. Le temps n’a toujours pas varié, je ressens un instinct primaire qui est celui de composer avec les éléments et ma condition physique, et cet état n’est pas pour me déplaire. Le sommet, en réalité une large courbe à gauche, où la route contourne le parc d’éoliennes par le nord, offre un court répit et la descente s’annonce, d’abord assez plane, puis plus inclinée ensuite, lorsqu’il nous faut franchir par deux fois une barrière qui sert à maintenir le troupeau sur le terrain.

La difficulté de cette descente réside dans sa longueur, plus que dans son inclinaison ou dans son caractère technique. Le temps l’a rendu un peu glissante mais, globalement plus large que celle du Puerto del Palo la veille, elle ne nous propose pas de contrainte majeure. Plus nous descendons, et plus le vent se calme, laissant place à son corollaire par ce temps d’automne humide : la pluie. Il s’agit là d’une pluie assez modérée, qui n’a rien à voir avec celle de Tineo, mais suffisante quand même pour envelopper ces tronçons de lacets dans un long silence, qui ne sera interrompu, très partiellement, qu’à l’entrée dans la forêt, soit après un dénivelé négatif de près de six cents mètres ! Nous n’en finissons plus de descendre, et, au détour d’un passage de plusieurs virages, nous nous retrouvons nez à nez avec des véhicules tout terrain, puis des chiens enfermés dans des remorques et prêts à bondir. C’est notre première trace de vie depuis notre dernier arrêt, et nous comprenons alors vite qu’il s’agit de chiens de chasse. Nous sommes bien le week-end, et il faut bien de la motivation aux chasseurs pour arriver jusque-là et garer leurs véhicules sur ce terrain de pistes escarpé, où le croisement semble impossible entre deux véhicules, et où l’espace sur le bas-côté se fait rare. De notre côté, nous ne nous affolons pas : nous sommes parfaitement visibles avec notre protection de sac à dos jaune fluo et nous remarquons aussi un peu plus loin les chasseurs en tenue orange fluo.

Le barrage s’était fait sentir plus près à chacun de nos pas. A fur et à mesure de notre progression vers le nord, la retenue s’avance vers l’aval, mais il nous faut un bon moment, peut-être une heure, avant d’apercevoir le mur de l’ouvrage de Salime proprement dit. La descente est loin d’être régulière à ce moment-là, et, c’est surprenant, la piste vire même pendant un temps à la montée, ou tout du moins à un faux-plat montant. Nous sommes mêmes circonspects lorsque nous dépassons le barrage, poursuivons notre chemin en hauteur par rapport au fleuve Navia. Je m’interroge et me dis que si cette situation perdure encore pendant un quart d’heure, je demanderais à Adriana de consulter Buen Camino pour voir si nous n’avons pas raté un épisode.

Mais non, le chemin finit par redescendre et rejoindre la route AS-14, celle que nous avions laissé à Berducedo, pour nous amener tranquillement sur le mur du barrage. A partir du moment où nous mettons les pieds sur cette route, ou sur sa bordure, nous ne la quitterons plus jusqu’à l’arrivée. Nous arrivons sur l’ouvrage, que nous pouvons contempler : construit en 1954, il domine le lit du fleuve de ses 128 mètres de hauteur, et en impose avec son lac de près de trente kilomètres de long. Je peine à m’approcher du vide, surtout côté aval, et admire le colosse avec ses quatre vannes. Même si le ciel demeure bien couvert, la pluie s’est arrêtée un temps, et nous permet de contempler l’ouvrage, tout comme les anciennes installations industrielles figées dans le temps dans la roche. Adriana se demande d’ailleurs si le site garde des traces de la vie d’avant, mais, alors que la retenue est proche de sa cote maximum, il est bien difficile d’effectuer un bond dans le temps visible.


Le Camino Primitivo sur la route de Grandas de Salime
5 octobre 2024 (Photo d'Adriana)

Un dernier effort

Nous ne nous arrêtons pas là car si la faim nous gagne un petit peu, nous projetons de nous arrêter à la Maison Jaune que nous avons aperçu depuis le pied de l’ouvrage. Il s’agit du dernier bâtiment avant Grandas de Salime, et il se trouve à 800 mètres du barrage. En réalité, il s’agit de l’hôtel Las Grandas, et à cette heure-ci de l’après-midi, le bar est ouvert. J’y prends mon deuxième jus d’orange de la journée, mais je vais patienter jusqu’au soir pour manger, car cinq bons kilomètres, en montée immédiate sur la route, nous attendent encore. La pluie a refait son apparition, alors nous en profitons pendant un quart d’heure environ pour nous sécher un peu. Quelques pèlerins sont également là de passage.

Je prends les devants ensuite dans la montée, tout en me retournant régulièrement pour voir où en est ma partenaire mexicaine. Jusque-là, tout va bien en apparence mais en réalité, les effets des kilomètres se font sentir dans les jambes. Nous sommes silencieux, je mène toujours le train pendant la première partie de l’ascension, et, à la vue de quelques virages un peu serrés, je préfère passer de l’autre côté de la barrière. Mais en réalité, le chemin se confond avec la route, et un cul-de-sac puis un ravin d’une dizaine de mètres me ramènent sur le bitume. Adriana reprend les devants pour ne plus les lâcher jusqu’à l’arrivée. Cette troisième et dernière ascension, entièrement asphaltée, nous conduit à Grandas de Salime après 320 mètres de dénivelé positif sur une pente avoisinant constamment les 6 % et je suis bien heureux d’arriver au bout de l’étape. Il est à noter qu’à deux kilomètres du but nous avons délibérément choisi de poursuivre par la route et de délaisser un tronçon du Primitivo, pourtant plus court de trois cents mètres, car le chemin au départ ne nous semblait pas idéal compte tenu de la pluie, des pierres, et donc de la boue.

La vie à l’auberge : l’auberge Porta de Grandas, notre dernière auberge asturienne, se présente tout de suite à l’entrée du village de Grandas de Salime sur la gauche de la route. Nous y arrivons alors que la pluie, qui s’était un temps arrêtée, reprend à ce moment de plus belle, et nous avons un peu pressé le pas pour ne pas entrer détrempés. Adriana rentre la première, et je n’ai pas le temps de rentrer à mon tour que j’entends déjà « Passeport ? » de la part du (très jeune) réceptionniste. Nous ne sommes pas dans la configuration des derniers jours où un échange s’était installé avec nos hôtes. Le jeune homme est des plus directs, mais il semble tout de même bien vouloir effectuer son travail à la réception avec sérieux et veille, dans un discours qui touche au but, à nous accueillir proprement. En à peine deux ou trois minutes, nous savons tout, jusqu’au lavage / séchage du linge dont il va s’occuper. Si parfois, comme à Colinas de Arriba, nous avons à faire aux propriétaires, ici ça ne semble clairement pas être le cas, mais la réception, aussi particulière soit-elle par rapport aux précédentes, n’en demeure pas moins courtoise et agréable.

Après plusieurs étapes difficiles, et compte tenu de la météo qui ne nous est pas favorable pour sortir, nous apprécions la chambre pour nous reposer un temps et penser à la fin de la journée. Adriana a besoin d’un avis médical sur une ampoule sur le dessus du pied aussi rouge qu’impressionnante de taille et elle craint une douleur ultérieure. Elle se demande si elle doit la percer ou non (la question se résoudra d’elle-même le lendemain) et se renseigne pour savoir s’il y a une pharmacie dans le village. Je profite d’un moment d’accalmie pour me livrer à l’exploration des lieux (c’est toujours un bonheur de quitter les chaussures de randonnée et le sac à dos à ce moment-là) et je vais aussi à la pêche aux informations pour le repas. Je découvre que toute la bourgade de Grandas de Salime, qui compte environ 800 âmes, est concentrée dans sa rue principale (en réalité la continuité de la route que nous avons suivie pour monter), soit la Calle Pedro de Pedre. La pharmacie réouvre à 18 heures (nous sommes samedi après-midi, ce qui apparaît peu probable chez nous) et Adriana, dont la priorité légitime est de se soigner, ne souhaite pas tarder, quitte à attendre ensuite l’heure du repas.

Nous nous rendons donc à la pharmacie et y découvrons une employée charmante, qui n’hésite pas à la renseigner mais ne veut pas prendre de risque par rapport à l’ampoule. Nous souhaitons ensuite patienter avant de rentrer (l’auberge est à quelques centaines de mètres en contrebas) et, alors que le Café de Jaime ne me convainc pas plus que lors de ma première approche, nous attendons l’ouverture à 19 heures de la « pension » A Reigada, puisqu’à cette heure-ci, le petit musée ethnographique est fermé. Adriana souhaitant se préserver, je vais une nouvelle fois en quête d’informations pour pister l’ouverture, et, ayant compris que l’employée de la « pension » est en train de préparer la salle pour la soirée, je fais signe à Adriana restée plus haut de me rejoindre.

Nous entrons, mais assistons rapidement à une scène cocasse à l’extérieur : une voiture s’arrête en pleine rue, et façon film policier, quatre individus ouvrent chacun leur porte sans demander leur reste ! Ils accourent à l’intérieur de l’établissement, tout comme à la première tablée, et, chacun membre du troisième âge, sortent rapidement le jeu de cartes pour entreprendre une partie à quatre. La scène me fait sourire, et nous la racontons ensuite au repas que nous prenons sur place avec Susana, Claudia, puis Ronald, un grand pèlerin allemand émigré en Australie depuis trente-cinq ans, mais qui parle un espagnol suffisant pour comprendre et se faire comprendre. Chacun, après cette succession d’étapes difficiles, peut ainsi se raconter comment s’est passé son Camino. Nous y dégustons notre plat campagnard composé de petits pois, de viande d’agneau et de veau.

Nous sommes là cinq pèlerins, avec une salle qui s’est peu à peu remplie. Nous sommes allemand, français, espagnole, mexicaine et colombienne et, à part Adriana, je ne connaissais personne il y a tout juste deux semaines. Nous rions et profitons simplement de l’instant présent. C’est aussi pour vivre ces instants incroyables, de partage et d’échange de cultures que j’aime tellement Compostelle. Et en le partageant si naturellement avec celle que j’ai découvert sur un autre chemin et avec qui je prévois de si nombreux kilomètres encore. C’est à Grandas de Salime que je vais me réconcilier avec le Primitivo, si tortueux depuis le départ, et que je vais retrouver la paix intérieure qui m’avait fait défaut jusque-là. Mais ce n’est pas un hasard car le lendemain, j’attends d’accomplir une de mes promesses gardées depuis treize ans…


De Berducedo à Grandas de Salime via La Mesa (Google Earth)


Du barrage de Salime à Grandas de Salime (Google Earth)

Profil de l'étape : C'est probablement l'étape la plus exigeante sur le plan physique sur le Camino Primitivo, surtout au départ de Berducedo et non de La Mesa, et arrivant juste après l'étape difficile de Los Hospitales. Il y a trois ascensions, crescendo au niveau de la longueur, et avec un dénivelé respectable. La descente sur le barrage de Salime comprend la moitié du parcours. Heureusement, le terrain, où se succèdent le chemin (aux deux tiers) et l'asphalte (le dernier tiers), ne présente pas de difficulté technique majeure et la longueur du tracé est conforme à la moyenne.




Par ici la suite ! 8ème étape : Grandas de Salime - A Fonsagrada (26 km)

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