Sur la route de Compostelle - Camino Primitivo (2024) - 4ème étape : Salas - Tineo (20 km)
Nous sommes le mercredi 2 octobre. La nuit a été bonne à l’auberge « Casa Sueño », bien équipée, bien isolée, relativement relaxante. L’auberge porte ainsi bien son nom. Nous nous sommes réveillés assez tôt, et nous nous préparons tranquillement, en attendant que les trois autres pèlerins, dont Claudia, se préparent aussi. L’inconnue pour nous réside dans la météo. Avec le temps de la veille et surtout les prévisions météorologiques pour la journée, nous ne nous attendons pas à des miracles, mais nous essayons simplement d’estimer à quel niveau d’imperméabilité nous devons nous équiper.
Le jour se lève péniblement sur l’extrémité nord-ouest de la petite ville de Salas. Ce n’est qu’en mettant le nez dehors que je devine que la pluie tombe effectivement, avec un ciel brumeux, bouché et humide qui n’augure pas beaucoup de changement pour la journée. Je pars prendre le petit-déjeuner et Adriana, qui se prépare un peu plus longtemps, me rejoint ensuite. Le co-propriétaire brésilien, très aimable et à disposition, nous réchauffe quelque peu. Le petit-déjeuner est copieux, savoureux, façon buffet, et vaut largement ses 8 euros. Aujourd’hui, compte tenu des conditions climatiques, nous n’allons pas rechigner sur ce peu de chaleur matinale qui nous est offert.
A près de 9 heures du matin, avec une visibilité suffisante, nous quittons les lieux. Peu avant, j’ai observé une dernière fois ce qui était annoncé pour la journée, comme d’habitude sur trois sites différents (Google, La Chaîne Météo et Météo France, bien que je me trouve en Espagne), et l’intensité de la pluie est annoncée faible pour le matin et modérée pour l’après-midi. Je décide de partir avec l’imperméable et un pantalon de randonnée classique, sans utiliser ce jour-là le surpantalon que j’ai commandé pour la pluie.
Nous savons que nous allons tout de suite entamer la montée dans la forêt, ce qui offre un avantage et un désavantage : la forêt protège relativement de la pluie mais, comme nous sommes sur une piste et qu’il a plu depuis la veille, celle-ci promet d’être détrempée et particulièrement boueuse. Les premiers hectomètres confirment vite cette impression. Nous essayons de trouver notre rythme sur cette étape, pour le moment assez bien protégés et lucides, et la première partie de la montée jusqu’à Porciles est régulière. Nous marchons ainsi 2 500 mètres sans sourciller, prudents, concentrés et nous ne nous retournons pas. Nous restons attentifs et observateurs de notre environnement.
Après cette distance effectuée, nous avions remarqué tous les deux dans notre préparation la cascade de Nonaya en contrebas, sur la rivière du même nom. Il nous fallait faire un détour de 250 mètres pour pouvoir y accéder et profiter de l’instant. Mais les circonstances ce jour-là vont faire que notre étape, et par la même mon Camino ensuite vont s’avérer totalement modifiés. Adriana ne voit pas d’un très bon œil l’accès à la cascade. N’ayant pas trop peur de m’aventurer hors des sentiers battus, à l’exception de situations verticales, vertige oblige, j’essaie de savoir s’il y a une possibilité d’avoir accès à la cascade. Mais non, je ne vois qu’un terrain raviné, remodelé par la pluie, qui semble être en plein chantier. Rien ne m’indique que nous puissions nous y rendre en toute sécurité, alors, sans l’ombre d’un regret, nous remontons la petite pente que nous avions descendue et poursuivons notre route, toujours en pente ascendante.
Le hameau d'Oves
Vue entre Porciles et Bodenaya - 2 octobre 2024 (Photo d'Adriana)
Au fil de l’eau
Peu après une courbe à gauche, la montée se raidit sensiblement. Nous sommes déjà éprouvés par la pente, et nous sortons finalement de la forêt, un temps, au lieu-dit El Llanón. Après avoir gravi déjà 220 mètres de dénivelé positif depuis Salas, nous retrouvons tout à coup un chemin différent, mais nous n’avons plus la possibilité naturelle de nous abriter. Nous suivons pendant quelques hectomètres la nationale 634 a (la route Irún – Saint-Jacques-de-Compostelle) et nous passons aussi sous l’imposant viaduc de l’A 63, autoroute qui relie Oviedo à La Espina. Si le chemin s’est aplani de fait, nous devons redoubler de vigilance face au trafic routier, même si nous sommes visibles avec notre double sursac jaune fluo.
Nous retrouvons ensuite la forêt pendant un petit moment avant d’en sortir, et de déboucher à Porciles. Après tout juste un quart de cette étape particulière, nous sommes rincés. Nous profitons d’un arrêt de bus pour nous arrêter, nous sécher tant que faire se peut, et essayer d’y voir clair pour la partie suivante car, à ce stade de notre parcours, nous n’avançons pas rapidement. La fatigue se fait déjà sentir, mais compte tenu des conditions météorologiques fraîches, de la pluie et de l’humidité envahissante, nous ne pouvons pas nous éterniser à cet endroit. Je ne le sais pas encore, mais je prendrai d’ailleurs là mes dernières photos de tout le Camino Primitivo.
Nous venons de gravir 400 mètres de dénivelé positif. A partir de Porciles, et quasiment jusqu’à l’arrivée, la suite du parcours est un long faux plat montant, d’ordinaire si lumineux, avec une vue sur les montagnes environnantes. Mais là, nous faisons face avec un mois d’avance à une météo digne de la Toussaint. Les montagnes ne se montreront pas, tout juste nous devinerons quelques collines, avec le bruit de la route nationale qui, parfois, se fera plus présent. Nous poursuivons notre chemin jusqu’à Bodenaya et jusqu’au bourg de La Espina. Le village compte un peu plus de 500 habitants, et il dispose surtout du Rincón del Vane (ou le coin de Vane), une oasis sèche dans cette étape détrempée.
Deux Colacao et surtout l’arrivée de Claudia vont nous remonter un peu le moral, qui, avec l’accumulation des kilomètres qui deviennent uniformes et monotones, commençait à dégouliner dans nos chaussettes mouillées. Avec nos imperméables et nos sursacs, nous prenons garde à ne pas déverser trop d’eau dans ce bar-restaurant de campagne, au demeurant bien agréable et peu rempli en ce jour d’automne ordinaire. Nous nous séchons là pendant une bonne demi-heure, mais il nous faut ensuite reprendre la route, et même la reprendre au sens premier du terme puisque nous la suivons un instant, toujours vers le sud-ouest. Je cherche au passage le moindre toit qui dépasse pour m’abriter, cela en devient même tellement dérisoire que j’en rigole, car très peu de protection s’offre à nous.
Nous avons une énergie qui nous pousse à avancer à ce moment-là. Le cerveau se vide de beaucoup de préoccupations qui paraissent secondaires. L’objectif est simple, la vision est rétrécie et lorsqu’elle le peut, Adriana, comme d’ailleurs très souvent en général sur le chemin, égrène les kilomètres au son de sa montre multifonctions. Je l’écoute, comptabilise ce qui nous manque, et me retrouve avec une sensation déjà connue dans des circonstances tout autres dans les Landes : nous sommes physiquement prêts à affronter de nombreuses difficultés du chemin, mais le bruit de la pluie finit par nous lessiver littéralement. Je compare cette sensation à celle de la machine à laver ou de l’IRM (Imagerie à Résonance Magnétique), car le bruit est tellement lancinant qu’il vous entraîne dans une sorte d’état second. Lorsque nous quittons La Espina, il nous reste encore environ douze kilomètres à accomplir et, toujours plus en avant dans la brume, Tineo nous apparaît encore comme un mirage.
Nous délaissons la route un temps à La Pereda puis à Bedures pour la retrouver furtivement au Pedregal. C’est peut-être là que nous marquons une dernière pause, dans une ferme, au milieu des vaches, des génisses et des nouveau-nés. Nous y entrons comme dans un moulin (alors qu’il se trouve à Bedures), observons le calme, apprécions la simplicité des lieux et de la vie qui vient de s’ouvrir devant nos yeux. L’élevage et le pèlerin là, dans ce coin perdu des Asturies, semblent vivre en harmonie depuis longtemps. Jamais sur le chemin nous ne percevrons le moindre ressentiment à notre égard, alors que le Camino Francés, du fait de sa fréquentation, réduit parfois le pèlerin à un portefeuille ou à un nuisible que les autochtones voient trop souvent. Nous devons nous rendre à l’évidence, il nous faut continuer, toujours plus en avant.
A la pluie, omniprésente, s’ajoute la boue, rendant le chemin difficile, parfois technique, et aussi un faux-plat montant, qui ne se rabaissera qu’à Tineo. Nous sommes vraiment rendus à l’esprit du Primitivo : ici point de strass et de paillettes, juste un contact direct du corps avec les éléments, bruts et simples. Ce n’est pas le meilleur Compostelle pour se lancer sur les routes avec la flèche jaune, et, désormais tous les deux forts de nos nombreuses étapes accomplies auparavant, mais aussi de notre unité, nous nous suivons l’un et l’autre, sans jamais nous plaindre, toujours en harmonie.
La flaque impossible
Entre El Pedregal et Tineo - 2 octobre 2024 (Photo d'Adriana)
Une flaque qui claque
Pour ajouter encore à la difficulté ambiante, dans la dernière partie de l’étape, le chemin bifurque, prend des directions contraires, perd en visibilité. Nous passons un carrefour où la signalétique n’est pas des plus claires et il faut joindre nos deux esprits – celui d’Adriana qui interprète la carte de Buen Camino et le mien, qui se réfère au terrain – pour suivre la bonne direction. Mais Adriana, en préparant l’étape, avait lu qu’en cas de pluie il y avait une flaque particulièrement délicate à franchir. Nous en avons déjà passé de nombreuses mais celle qui nous fait face, à quelques kilomètres de l’arrivée, dépasse tout ce que j’ai déjà affronté en randonnée. Celle-ci s’étend sur une bonne vingtaine de mètres, sur toute la largeur, et sa profondeur atteint probablement les cinquante centimètres par endroit. Il est vrai que, à l’exception de conditions spéciales comme les camps de vacances autrefois ou Compostelle, j’affronte rarement la pluie. Mais là, il n’y a pas d’autre moyen que de la traverser, car la route est à plusieurs centaines de mètres en contrebas, avec son trafic et que de chaque côté, il y a soit le muret haut et la haie, soit un mur de barbelés infranchissable.
Adriana passe la première et je lui emboîte le pas. Elle me dira ensuite qu’elle hésita entre deux attitudes, mais qu’elle a préféré la joie au désespoir. Comme la situation était unique, elle ne pouvait qu’en ressortir du positif. Nous avions tout fait jusque-là pour limiter l’emprise de la pluie sur nos pieds, et tous ces efforts étaient vains. Cette fois, nos chaussures ruisselaient et moi, je regrettais ma décision matinale de ne pas avoir protégé mon pantalon. Je sens Tineo s’approcher eu égard à la zone industrielle en contrebas qui commence à s’étendre, mais en réalité, la ville ne se dévoilera sous nos yeux qu’à l’Ermite de San Roque, le dernier point haut.
Je comprends la suite du chemin mais, dans le doute, Adriana demande à une jeune femme la bonne direction. Nous l’empruntons, arrivons sur le Paseo de los Frailes, délaissons la statue du pèlerin, et arrivons à un nouveau carrefour. Nous voyons clairement la ville s’étendre en-dessous mais nous avons l’impression qu’elle s’échappe. Je demande in extremis à une jeune fille la direction de la mairie, car nous savons que l’auberge La Plaza est située à proximité, et celle-ci nous indique qu’il faut descendre. Nous arrêterons une troisième et dernière personne, dans la descente, avant d’arriver, enfin.
La vie à l’auberge : L’auberge La Plaza n’était pas notre premier choix mais, au vu de la disponibilité et du prix des autres moyens d’hébergement, nous nous sommes « rabattus » sur cette solution. Nous sommes bien accueillis, par un réceptionniste aussi simple et aimable que les personnes que nous avons rencontrées jusque-là, et, une fois les formalités d’accueil passées, tandis que je quitte mes affaires, celui-ci effectue la visite guidée avec Adriana. Je découvre alors la machine à laver et le sèche-linge en bas de l’escalier, puis un endroit pour déposer bâtons et chaussures, et m’enfonce encore plus bas. En réalité, cette auberge est mystérieuse : alors que tout semble indiquer à l’extérieur que vous allez grimper pour trouver votre chambre ou votre dortoir, comme à Grado, c’est tout l’inverse. L’auberge est en contrebas et descend sur deux niveaux. Au vu de notre moyenne du jour, et de nos difficultés à avancer, nous sommes arrivés à près de 17 heures. Il ne reste plus beaucoup de places disponibles et, dans cette auberge bien chargée sur deux niveaux, nous peinons à trouver notre place.
Celle-ci est tout l’inverse de la précédente. Elle est visiblement mal conçue car le dortoir jouxte les sanitaires, on y pénètre par la cuisine en une seule porte, ce qui donne une impression d’entonnoir. Je dois d’ailleurs attendre qu’Adriana s’installe sur le lit du bas pour en faire de même sur le lit du haut, et je me sens mis à l’épreuve, non pas par les pèlerins eux-mêmes, qui font preuve d’un très bon esprit, mais par un ensemble limitant : à la nécessité d’étendre les affaires, qui sont détrempées, s’ajoutent une promiscuité de fait, et un va-et-vient permanent qui provoquent un certain inconfort. Nous côtoyons d’ailleurs à cette auberge un groupe d’Israéliens que nous reverrons souvent dans notre milieu de parcours. Un autre problème, beaucoup plus inquiétant pour moi, surgit à ce moment-là : je me rends compte que, bien que protégé par sa coque et par l’imperméable, mon téléphone a pris l’eau et que tout ce qui se trouve dans une poche est dans la même situation. Les billets de train, pourtant situés dans le sac entre deux sacs congélation et protégés par une double couche sont dans la même situation. Mon portefeuille, dans l’autre poche de l’imperméable, a aussi pris l’eau et les cartes, papiers et billets sont tellement mouillés qu’il en sort des gouttes d’eau qui n’ont rien de rassurant.
De plus, dans cette étape où les arrêts ont été aussi précieux que rares, nous avons faim. J’essaie mentalement de traiter toutes les informations préoccupantes qui s’accumulent mais, toujours calme, en tout cas, extérieurement, j’essaie de visualiser en silence ce qui doit être prioritaire. Le téléphone en une priorité, et je commets l’erreur de vouloir le redémarrer, car il ne répondait plus très bien d’un point de vue tactile. Ce redémarrage ultime lui sera fatal, il demeurera bloqué jusqu’à ce jour à la page d’accueil de la SIM, et malgré des jours entiers de séchage, d’ouverture, de passage dans du riz, de recharge, je ne trouverai pas de solution. A partir de ce moment, mon Camino change, toutes mes notes prises pour le préparer sont inutiles, et je dois me concentrer sur le reste : étendre les billets avant de m’endormir, en euros comme ceux du train, et faire sécher la carte bancaire, objet le plus important de tous, avec la carte d’identité. Et surtout, je n’oublie pas que je ne voyage pas seul.
Nous passons par les trois cases, celles de douche, du lavage et du séchage, lorsque les machines sont disponibles. A cette occasion, nous retrouvons les pèlerines argentines que nous avions vues à Grado, mais mon esprit est encore préoccupé par « la perte » du téléphone, plus que par l’humidité ambiante, à l’extérieur comme à l’intérieur, et par l’absence de ventilation. Cette étape est un défi jusqu’au bout, puisque, même à Tineo, nous peinons à trouver un restaurant. Nous nous arrêtons à un bar, surpeuplé, mais la cuisine n’y est pas ouverte. A la cidrerie El Refugio, en contrebas, c’est le contraire, puisqu’elle est fermée et donc ce soir-là mal nommée. Il ne nous reste plus qu’un dernier établissement, accueillant, où nous dînerons en paix. Il doit s’agir de La Vinoteca. Nous y prenons une entrée (crema de calabacin, ou une soupe de potirons) qui nous réchauffe, et un plat composé ensuite très simple, avec de la salade, des tomates, du poulet pané ou du veau. Nous y faisons le point et le bilan, après cette étape dantesque, qui restera dans nos mémoires. Au retour, j’éparpille un temps mes petits objets les plus mouillés, jusqu’à l’extinction des feux. Le lendemain est un autre jour, et il doit nous emmener au pied de la montagne. Je découvrirai plus tard que ce jour-là à Tineo, il est tombé jusqu’à 42 mm de pluie, et ce n’est pas le dernier des déluges…
De Salas à La Espina (Google Earth)
De La Espina à Tineo (Google Earth)
Profil de l'étape : Le parcours de vingt kilomètres peut être divisé en deux parties, avec une ascension de sept kilomètres, irrégulière mais assez forte, jusqu'à Porciles, là où le Camino Primitivo rejoint le plateau. Les onze kilomètres suivant s'effectuent en ascension lente, progressive et toujours irrégulière, parfois sur le bitume, jusqu'à La Espina, souvent dans une piste forestière. Les deux derniers kilomètres abordent Tineo et rejoindre la petite ville sur une descente assez franche.
Par ici la suite ! 5ème étape : Tineo - Colinas de Arriba (21 km)


.png)
%20.png)
.png)
.png)


Commentaires
Enregistrer un commentaire