Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 18ème étape : Hornillos del Camino - Castrojeriz (19 km)
Nous sommes le mercredi 24 avril. J’entame à Hornillos del Camino mon avant-dernière étape, et dans trois jours je serai rentré à la maison. Je ne pense pas encore pleinement au retour, simplement à me projeter sur ce tracé du jour, de vingt kilomètres, en pleine meseta. De toutes les étapes effectuées jusque-là, ce sera la plus pure, entre deux villages, sur le grand plateau de la Castille-et-Léon, et en solitaire. Pour la majorité des pèlerins lancés vers le champ de l’étoile, il s’agit probablement d’une étape de transition. Là où j’en suis sur mon parcours, c’est une projection vers la fin.
A l'assaut de la meseta
Entre Hornillos del Camino y Hontanas - 24 avril 2024
Pureté
Je n’ai pas d’émotion particulière en ce matin-là. Je descends prendre le petit-déjeuner que je n’ai pas réservé, pour le budget, pour vider le sac à dos aussi, et je côtoie le groupe de retraités français arrivé là la veille. Le départ est paisible, je n’attends personne et à l’inverse, personne ne m’attend non plus. A Hornillos del Camino, retrouver le chemin est tout simple : il passe devant l’auberge El Alfar. Il me suffit de prendre à gauche, et, avec -2°C mais déjà un soleil éclatant, de laisser le corps se réchauffer tout en étant bien couvert. Peu après le départ, lancé sur la piste en faux plat montant pour retrouver le sommet du plateau, je rejoins Gerd et Daniela, les deux allemands, avec qui j’ai fait un bon bout de chemin. De tous les pèlerins que j’ai rencontrés, s’ils devaient figurer sur les dix doigts de ma main, ils y seraient sans aucun doute. Contrairement à Estella, ils ne sont pas plus rapides que moi. Chacun avance à son rythme, mais le rythme évolue au fur et à mesure des étapes. Le chemin partait en direction de Yudego, mais il a bifurqué à gauche pour prendre la direction de Hontanas.
L’ambiance de pureté se poursuit sur ce parcours, sinueux, montant progressivement jusqu’au point culminant. La pente n’est pas assez raide pour générer de la fatigue, surtout en ce début d’étape. J’atteins le sommet après à peu près une heure de marche, et cent mètres de dénivelé positif. Le sommet n’est pas marqué dans le paysage, ni spectaculaire, mais il y a longtemps sur le Camino que la vue est ouverte sur les environs. La meseta, ce n’est pas parfaitement plat, ce plateau est quand même fait de quelques petits vallons, peu creusés, suffisamment pour donner une perspective moins monotone au paysage. Elle est aussi parfois couverte d’éoliennes, visibles des dizaines de kilomètres à la ronde, comme sur l’Alto del Perdón.
Après plus de trois cents kilomètres cette année, et plus de huit cents au total, le chemin a fait sens en moi bien qu’il ait été constamment mouvant. J’arrive là presque comme à une évidence : après deux heures de marche ce matin, réalisées quasiment seul, je me retrouve à passer à proximité de l’auberge « Fuente Sidres ». Elle est isolée, à une bonne cinquantaine de mètres du chemin, perchée là sur le plateau. J’ai une impression de plénitude. Et si je venais vivre dans un endroit comme ça, là, près du chemin, mais discrètement, en retrait ? Cette idée me traverse l’esprit, et vient la suivante : « si j’habitais dans un tel endroit, que me manquerait-il ? ». Cela correspondrait-il à mon idéal de vie ? Peut-être de l’eau à proximité, peut-être une montagne pas très loin, pour que mon corps ait toujours envie de défis, pour que mon esprit puisse toujours rêver de décor ? J’ai le temps de vivre cette expérience spirituelle. A tout point de vue, c’est l’étape idéale pour ça. La meseta, c’est presque un no man’s land, un endroit où les âmes des pèlerins peuvent divaguer. Le Camino Francés fait aussi sens. C’est comme si toutes les étapes précédentes m’avaient préparé à arriver à cet endroit, à ressentir ce vide, à me laisser inspirer par l’espace. Je n’étais pas encore préoccupé par le retour, et je ne l’étais plus tellement par le passé. Je pouvais simplement vivre le présent.
La fameuse flèche jaune mène à Hontanas
24 avril 2024
Les différentes faces de la meseta
Une demi-heure plus tard, toujours en solitaire sur cette étape, mais toujours entouré à quelques dizaines de mètres de plusieurs pèlerins, la meseta s’incline. Une descente, qui nécessite quand même un peu de prudence et de concentration, s’amorce et file tout droit vers le petit village d’Hontanas. Adriana avait dormi là deux jours plus tôt, alors j’ai une pensée pour elle. De manière générale, j’ai une pensée pour les pèlerins que j’ai côtoyés auparavant et qui m’ont indiqué qu’ils allaient s’arrêter à tel endroit, avant ou après moi. J’imagine leur âme dans ces lieux. J’ai besoin d’associer un être à un espace, un endroit vécu. C’est ma manière de les maintenir vivant dans mon esprit.
Je descends et rentre dans le village, mais auparavant je vois flotter un drapeau coréen (!) à côté du drapeau espagnol. Cela faisait un moment que les coréens avaient massivement disparu de ma route. Je ne saurai pas mentionner la présence de ce drapeau : est-ce un lien avec le chemin ? Un jumelage ? Une fête particulière célébrée ici ? La question reste en suspens. En tout cas, c’est un joli petit village, que je traverse en quelques minutes. Il compte aujourd’hui un peu moins de cent habitants et là, le temps semble bel et bien s’être arrêté. Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur le plateau. A la sortie d’Hontanas, alors qu’il est environ onze heures, le chemin emprunte une piste en léger surplomb par rapport à la vallée de l’Arroyo del Ganbanzuelo (le Ruisseau des Pois Chiches). Je profite simplement du paysage, me retourne plusieurs fois pour contempler les lieux, et marche d’un pas normal pour éviter que la chaleur ne monte en moi. Je passe devant une étrange tour en ruines et, après environ un kilomètre, je finis par tomber sur une petite route de campagne que je ne quitterai qu’à l’arrivée.
Invariablement, sur ce chemin devenu sente, je commençai à chauffer et, à cette heure-ci, je m’interrogeai sur la fin d’étape. Alors, sur la route, je consulte assez fréquemment ma position GPS pour trouver un endroit où reprendre quelques forces. La fatigue commence là à se faire sentir. Le lieu vient finalement s’imposer à moi : il s’agit des ruines du Couvent de San Antón. L’endroit est parfait pour une halte, pour reprendre quelques forces avant d’arriver à l’auberge car jusque-là, rares ont été les endroits propices pour une pause. Je reste là une petite demi-heure car les conditions sont bonnes pour se déchausser, se désaltérer et casser la croûte. Je profite pour visiter un peu cet endroit iconique, où l’arche principale passe sur la petite route menant à Castrojeriz.
Au vu de l’affluence des pèlerins passant par-là, je me prépare pour repartir en direction du village d’arrivée. Gerd et Daniela arrivent et nous nous saluons une dernière fois chaleureusement. Gerd mobilise tout son anglais pour me dire « you’re a good man » et ému et touché par cette remarque qui vient du fond du cœur, je lui retourne le compliment en le pensant sincèrement. Il n’y a parfois pas besoin de connaître profondément les gens pour ressentir leur âme. Avec les deux allemands, une connexion s’était effectuée il y a longtemps, mais je savais que je ne les reverrai plus. Pour ne rien cacher, je les apercevrai encore deux fois sur le chemin après ce moment-là, mais je ne les retrouverai pas, pour conserver intact ce joli moment vécu là, sur le Camino.
Je reprends ma route, en solitaire, et laisse les pèlerins profiter des ruines et des mystères qu’elles ont à offrir. Après une dernière courbe à droite, le Castillo (château) de Castrojeriz se devine aisément sur la butte, et je peux apercevoir le village bâti sous la protection de l’enceinte. Il reste environ trois kilomètres quasiment à plat, la vallée s’ouvre et je les effectue sans peine jusqu’à parvenir, sur la droite, à l’auberge La Rinconada.
La vie à l’auberge : Sans atteindre la chaleur de la réception de la veille, la réception est correcte et, particularité de cette auberge, il y a une terrasse extérieure, protégée de la pluie par un toit, pour laisser ses chaussures de randonnée. La réceptionniste me fait la visite guidée des lieux, avec un hébergement toujours à l’étage, et une couchette toujours superposée, dans une chambre où je retrouve le Texan que j’avais rencontré la veille.
Dans cette auberge blanche et moderne à l’intérieur, collant parfaitement à la sensation de pureté, je file sous l’eau chaude et lave le linge pour l’avant-dernière fois, puis le met à sécher sur les barreaux métalliques du lit superposé. L’âme de l’endroit est différente de l’auberge El Alfar que je venais de quitter. Elle est plus fonctionnelle d’un côté, moins chaleureuse de l’autre, sans être pour autant quelconque ni froide. Le personnel est à l’image de l’auberge, relativement accueillant. Cette fois, je ne vais pas opter pour un repas communautaire, et je vais partir au supermarché Proxim pour me réapprovisionner. Adriana, qui est passée là il y a deux jours avant de prendre la route pour Boadilla del Camino, m’a conseillé de visiter le village, un des plus beaux qu’elle ait rencontrés sur le chemin. Comme le supermarché est à l’autre bout du village, à 1,5 kilomètre exactement, j’aurai bien le temps de me faire une idée.
Voilà que l’expérience m’apporte deux contre-vérités. J’avais écouté la réceptionniste en lui demandant où se trouvait le supermarché, et elle m’avait donné la bonne indication. Mais sur la Carretera de Hontanas, qui traverse le village par la partie basse, il n’y a rien de mémorable. J’arrive au petit magasin un peu déçu par ce que j’ai vu, et je me dis alors que le plus beau se cache peut-être un peu plus haut. Au vu de la distance à parcourir pour cette halte mercantile, trois kilomètres donc, il est hors de question pour moi de puiser dans mes forces restantes, ni de transpirer. En effet, il reste une soirée à vivre et une étape à effectuer le lendemain, même si c’est la dernière.
J’ai un peu d’émotion en arrivant au magasin, puisque je m’étais projeté lors de la préparation en France via Google Maps. J’ai alors à ce moment-là l’impression de m’être jeté dans l’écran, et je vis le moment différemment : les images que nous montre Google Maps sont bien réelles, mais rien ne remplace la sensation du réel, si banale soit-elle pour les autochtones. La deuxième déception provient des prix pratiqués dans ce petit supermarché, où il va falloir me creuser les méninges pour composer un repas complet. J’y parviens finalement, mais le prix à la sortie se rapproche sérieusement de celui du repas, à deux ou trois euros près. Ai-je fait la mauvaise affaire ? Probablement.
Je rentre par le même chemin et, ayant bien entendu assez fin alors qu’il est environ 18 heures, je passe à table. Je ne traîne pas, parce que le cuisinier va arriver et que la mise de table pour le soir va s’effectuer. Si la salle à manger, qui est en fait un grand hall d’accueil, est bien à disposition des pèlerins, la cuisine, dans le prolongement de l’entrée et en contrebas des escaliers, tout en longueur est dans l’esprit plutôt réservée au cuisinier. J’ai tout juste le temps d’y déposer deux yaourts (ils sont toujours vendus à minima par quatre) et de les reprendre le lendemain matin, en complément du petit-déjeuner, que j’ai cette fois réservé sur place.
L’hôtesse d’accueil me fait d’ailleurs déplacer sur une table annexe et je sens que je gêne quelque peu avec mes produits tirés du magasin. L’ambiance est plus cosmopolite que la veille et cela n’est pas pour me déplaire. Mais je sens que les pèlerins vont s’approcher de la table, alors je termine mon repas et je pars en quête de la beauté du village, toujours sans forcer le pas. Je grimpe légèrement dans le centre et Castrojeriz révèle en effet un autre cachet, avec une vue agréable sur la vallée environnante, et la meseta par laquelle nous sommes venus. Je n’ai pas le courage de rechausser les chaussures de randonnée pour grimper jusqu’au château, où le panorama doit mériter le détour. Je profite du beau temps et du crépuscule à venir pour rentrer dans la Colegiata de Santa María del Manzano, une belle église située tout près de l’auberge. Comme souvent en Espagne, la visite est payante, bien qu’à prix modique (un euro) et, au vu de l’heure avancée (il est près de 19 heures), je n’ai ni le temps ni tellement l’envie de l’effectuer. Je profite d’un dernier coucher de soleil pour méditer sur ces belles lumières de campagne, en me disant que je serai encore pèlerin un jour. Demain soir, tout sera si différent.
De Hornillos del Camino à Hontanas (Google Earth)
De Hontanas à Castrojeriz (Google Earth)
Profil de l'étape : Une étape totalement rurale, totalement dans la meseta, donc très représentative du Camino Francés et de la Castille. Avec dix-neuf kilomètres, voire vingt en fonction de la localisation de votre auberge sur le village étendu de Castrojeriz, la longueur de l'étape n'est pas pesante. Le paysage peut paraître parfois assez monotone, surtout dans la première partie du parcours jusqu'au petit village d'Hontanas, mais le passage sur le plateau, complètement dégagé, vaut la peine. A partir d'Hontanas, le chemin suit l'étroite vallée du ruisseau Garbanzuelo pour arriver aux ruines curieuses du Couvent de San Antón, avant de déboucher ensuite, dans la plaine, sur le village de Castrojeriz.
Par ici la suite ! 19ème étape : Castrojeriz - Frómista (24 km)







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