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Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 19ème étape : Castrojeriz - Frómista (24 km)

Nous sommes le jeudi 25 avril. La nuit a été réparatrice à l’auberge La Rinconada, et les pèlerins ce matin-là se réveillent paisiblement. Les installations sont confortables, chacun peut se préparer à sa guise. Je pars profiter du petit-déjeuner que j’ai réservé, et, sans n’avoir à me soucier de quoi que ce soit, je me prépare en même temps que tous les autres pour affronter cette dernière étape jusqu’à Frómista. Je vérifie une dernière fois sur le chemin que toutes les affaires sont prêtes, quitte la chambre sans pression et descend d’un étage. Je me souviens assez rapidement que les chaussures étaient rangées à l’extérieur mais…

… la météo a changé. Les dernières nuits froides, qui m’avaient accompagné plus ou moins depuis Logroño, ne sont plus vraiment. Il a même plu cette nuit, enfin il est tombé quelques gouttes et heureusement ce matin elles ne vont pas nous accompagner sur le chemin. Je ne ressens même pas les 4°C à l’extérieur, habitué depuis une bonne semaine à me préparer au froid, et habitué depuis toujours à faire face à des températures de cet ordre. Mais, à l’extérieur, mes chaussures de randonnée ne sont plus vraiment non plus ! J’essaie de me souvenir si elles étaient bien là (oui en réalité), je commence à douter qu’un autre pèlerin les aient empruntés ce matin-là (non en réalité, ouf) et je m’imagine entrain de parcourir les 24 kilomètres jusqu’à Frómista avec mes sandales de randonnée !

Un peu gêné, je demande à la réceptionniste et elle m’informe alors que la pluie s’est abattue le soir tard sur Castrojeriz, et que par souci de préserver les pieds de ses clients pèlerins, il existe une salle secrète où elle a déposé les chaussures à l’abri. Soulagé, je me chausse alors une dernière fois sur le Camino, la remercie et me met en route. Il y a un peu d’émotion ce matin, et je suis bien décidé à savourer tous les moments de cette journée. Je reprends la même direction que la veille au soir, lorsque j’ai voulu découvrir plus en avant le village, et ce n’est pas difficile puisqu’il passe devant l’auberge. Je passe devant la Iglesia San Domingo (Eglise Saint-Domingue), et je la contemple car je n’avais pas pu m’approcher de l’édifice la veille en raison de travaux dans la rue. Je grimpe alors dans le centre, découvre un lieu paisible, avec une petite place qui prolonge la terrasse d’un restaurant. Gerd et Daniella viennent de passer, je ne les reverrai plus. David l’Australien et sa fille en ont fait de même, et je les laisserai également là dans mes souvenirs.


Départ de Castrojeriz pour la dernière étape de cet épisode n°3
25 avril 2024

Là, je revois le parcours de la veille, prend davantage du temps couvert de la veille, et je visualise surtout la seule difficulté du jour, en dehors de la longueur relative du trajet, tout au bout du champ à droite. C’est aussi la dernière difficulté de mon chemin, en écho à la montée du premier jour directement à la sortie de Saint-Palais, en France. L’Alto de Mostelares pointe le bout de son nez et apparaît à l’horizon, tel un serpent grimpant sur le plateau, et il se profile en début d’étape. Alors, après avoir effectué une dernière présentation de l’étape, je pars à sa rencontre.

Je quitte Castrojeriz, un joli village en effet, toujours sous les yeux du Castillo perché sur la butte à 919 mètres d’altitude. La vue donne rapidement sur l’ascension et je m’en rapproche petit à petit. Il me faut 1 300 mètres pour arriver sur un pont juché là sur la rivière Odra, et j’observe les assez nombreux pèlerins partis à l’assaut de la bête, dans des styles différents, et se convertissant petit à petit en fourmi à l’approche du sommet. A la sortie du pont, la pente s’élève peu à peu, avant de s’endurcir complètement. L’Alto de Mostelares, c’est environ 1 600 mètres d’ascension pour un peu moins de 150 mètres de dénivelé, donc une pente moyenne d’un peu moins de 10 %. A ce moment-là de l’étape, et compte tenu de sa physionomie, les conditions pour moi sont idéales. Je l’entame pied au plancher, sans jamais brûler mes réserves, si faire d’effort trop violent, mais je profite d’une pente assez raide et courte pour me lâcher une dernière fois physiquement. A environ six cents mètres du sommet, bien visible avec la croix juchée là-haut, je coupe mon effort car il ne faut pas que mon corps, qui a chauffé assez vite, se refroidisse rapidement lorsque je vais profiter du panorama. Il ne me faut guère plus de vingt minutes en tout pour arriver en haut d’un lieu qui me rappelle, sur son profil d’ascension, les volcans auvergnats des Monts Dôme.

La vue mérite bien une pause et tous les pèlerins, sans exception à ce moment-là, en profitent. Beaucoup ont choisi de monter à leur rythme, qui évidemment ne m’aurait pas convenu, comme pour l’ascension de l’Alto del Perdón, beaucoup plus longue, à la sortie de Pampelune. En un quart d’heure, je sens la fraîcheur commencer à m’envahir et, avec une brise qui n’est pas pour nous réchauffer, je me remets en route. J’ai bien étudié le profil de l’étape, comme toutes les veilles de parcours, mais pas dans les moindres détails. Je m’attends à retrouver le haut de la meseta pour quelques kilomètres, mais en réalité le plateau, qui n’est plus vraiment à cet endroit-là, ne dure à peine que quatre cents mètres ! Sur la droite, un panneau annonciateur du pourcentage encore plus sévère que la montée (18 %), nous fait face et prévient probablement bien davantage les cyclistes que les pèlerins à pied. Sur ce tronçon seulement, et pas au-delà jusqu’à Frómista, le parcours nous est bien plus favorable et moins périlleux qu’à bicyclette. Si les cyclistes s’aventuraient jusque-là sur Compostelle, ou sur une partie du parcours (Alto del Erro entre Burguete et Zubiri, Alto del Perdón entre Pampelune et Puente la Reina), ce matin il n’y a personne pour passer ce relief.

Je ne sais pas de quel revêtement sera fait cette descente très pentue. Je m’en rends vite compte, il s’agit d’une sorte de ciment légèrement strié, sur lequel il suffit, prudemment, de poser ses pieds. En tout juste quatre cents mètres de distance, soixante mètres de dénivelé ont déjà disparu. Le chemin retrouve ensuite la piste et le temps va s’étirer dans une longueur et une langueur constante, de nouveau favorable à la méditation, jusqu’à Itero del Castillo et Itero de la Vega. Sur ce parcours, le chemin se contorsionne parfois, retrouve un visage plus vallonné comme nous l’avions connu entre Puente la Reina et Logroño. Il ne se passe pour ainsi dire rien d’autre que la marche, au simple son des bruits de la nature et des pas. Entre les deux « Itero », il y a le Puente Fitero sur la rivière Pisuerga et, à cet endroit, je retrouve un peu plus de chaleur et d’humidité. Certains pèlerins profitent de l’endroit, qui apparaît un peu comme une oasis, pour s’arrêter, et plusieurs feront de même à Itero de la Vega ensuite, endroit idéal pour une halte intermédiaire. Plusieurs pèlerins choisissent ainsi de ne pas dormir dans les villages-étapes « traditionnels », pour trouver plus de calme à l’extérieur et dans les auberges, au risque de se retrouver dans des lieux dépourvus de services. En tout cas, c’est là que s’achève pour moi cette première partie d’étape, qui en compte vraiment trois.


La descente de l'Alto de Mostelares vers Itero de la Vega
25 avril 2024

Rome mène au Chemin

Je ne m’arrête pas à Itero de la Vega. Je dispose toujours de provisions suffisantes pour un arrêt improvisé, et, comme je ne suis pas parti très tôt non plus et qu’il reste environ quinze kilomètres, je poursuis ma route. A la sortie du village, je croise un pèlerin qui visiblement est en recherche de compagnie. Avec René sur les dernières pentes du col d’Ibañeta, il s’était passé l’inverse et notre rencontre était difficilement évitable. Là, il y a toute la place pour que je poursuive seul mon chemin mais à ce stade, je ne me projette plus depuis bien longtemps. Alors, j’accueille ce jour ce pèlerin qui se trouve à ce moment-là sur mon chemin, et c’est aussi cela la beauté du Camino. Je vais cheminer quelques kilomètres avec Victorino, un Romain, dont je reconnais très vite le fort accent italien après deux ou trois phrases de circonstance.

Ce quinquagénaire a choisi de débuter son chemin depuis Lourdes après un voyage en avion, et poursuit sa route, si elle le lui permet, jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous marchons à peu près à la même allure, et conversons en espagnol, ce qui est le plus facile pour moi, comme avec les Portugais. Nous n’avons d’ailleurs même pas hésité à savoir quelle langue nous allions utiliser. Il n’y a pas eu l’habituelle phrase en anglais, Victorino s’est imposé à moi en espagnol comme naturellement. Volubile, expressif, il me rappelle les Italiens que j’ai connu jusque-là dans ma vie et ne dépareille pas trop, sinon physiquement, de Marco, mon hôte de l’auberge de Navarrete. Victorino ne poursuit pas un but religieux, à l’instar de beaucoup d’autres pèlerins, sinon probablement spirituel. Nous parlons beaucoup de ce que nous avons vu sur le chemin, en réalité je passe plus de temps à l’écouter, et nous en oublions le rythme de notre marche. L’Italien parle beaucoup avec ses bras, sans surprise, et comme tous les pèlerins, les bras se prolongent par les bâtons de marche, ce qui donne encore beaucoup plus d’ampleur aux mouvements ! Agréable mais agité, Victorino doit satisfaire un besoin naturel, et depuis plusieurs étapes, le paysage n’est pas particulièrement propice à ce genre de pause. Il s’éloigne alors du chemin pour quelques dizaines de mètres, là, dans cette montée entre le Cerro Cerrajero et la Cuesta Ancha, et je le laisse là. Je ne le reverrai que quelques minutes plus tard, en me retournant, à une bonne centaine de mètres. Un temps seul, il va retrouver un autre compagnon de voyage pour poursuivre sa route.


Le canal de Castille à l'arrivée à Frómista
25 avril 2024

Une dernière French Touch

Je fais de nouveau chemin seul, grimpe dans une configuration qui n’a désormais plus rien à voir avec celle du matin. C’est une montée lente et progressive, qui ne culmine pas bien haut, bien caillouteuse, et je l’apprécie évidemment moins. De l’autre côté, la plaine, ou le plateau (?) s’étend cette fois sur Boadilla del Camino. Le chemin devient plus quelconque et il en sera ainsi jusqu’au bout. Mais une dernière rencontre m’attendait, cette fois par l’arrière. A environ dix kilomètres de l’arrivée, j’entends parler en français et je profite de l’occasion pour me retourner vers un groupe de jeunes pèlerins que je sentais en approche et m’exclame : « Oh, du français ! ». Il y a là trois jeunes, qui approchent plutôt de la trentaine, dont un Français (Aymeric) et deux Québécois (Amélie et David). Nous formons pour quelques minutes un quatuor, qui va rapidement se diviser en deux duos, Amélie et Aymeric partant en avant, tandis que, le fil de la conversation le provoquant, je retiens plutôt David. Le Québécois me surprend en me disant que les Européens vivent avec moins de stress que chez lui, où la pression du travail existe dès le matin, entre le café pris chez soi, ou les embouteillages en voiture.

Nous avons perdu de vue les deux autres jeunes, beaucoup plus rapides. Nous arrivons à Boadilla del Camino et, profitant de la dernière étape et même du dernier village traversé, j’accepte de m’arrêter un temps ici. Nous partons retrouver le premier duo et nous y parvenons, car David, qui voyage avec Amélie et Aymeric depuis le départ, s’attend à les retrouver au café. C’est chose faite au Juntos Hostel Bar, où nous pouvons un coup à la santé du chemin. Je reste là avec eux un petit moment, et je repars seul pour Frómista. Il me reste encore 5 800 mètres à parcourir, soit moins de 2 % du trajet total ! Je tenais à commencer le chemin seul à Saint-Palais, pour mieux rentrer dedans ; je tenais aussi à le terminer seul à Frómista, pour mieux ressentir l’émotion de l’arrivée, alors que pour tous les autres pèlerins à ma connaissance, il ne s’agissait là qu’une simple arrivée d’étape. J’étais heureux des rencontres du jour, mais je devais laisser ces personnes à leur chemin, fut-ce-t-il solitaire.

Je laisse Boadilla del Camino pour retrouver une file de pèlerins, dont plusieurs sud-coréennes, une nationalité que j’ai perdue de vue depuis plusieurs jours. Le vent est toujours présent, frais et léger, et le soleil ne se montre toujours pas. Je ne vais pas le retrouver et je me contente d’un temps couvert, presque emprunt de nostalgie. Nous sommes comme en automne. Je parcours le Camino à plat, à côté du Canal de Castille. Un dernier chantier en modifie provisoirement son parcours, avant de le relancer à proximité du canal. Le chantier marque l’entrée dans la dernière de toutes les parties. Tous les kilomètres défilent à ce moment-là. Avant les travaux, j’avais encore une vue sur le village où j’ai quitté le trio franco-canadien. Après les travaux, je ressens l’arrivée se rapprocher progressivement. Je suis toujours en compagnie du groupe de pèlerines asiatiques quand, par une écluse, je rentre dans Frómista. J’aperçois la façade de la gare qu’Adriana a pris en photo deux jours plus tôt, lorsqu’elle a pris le train pour León. Depuis Belorado, mon chemin avait changé. J’avais toujours l’impression d’arriver là où elle était passée, d’entrer là où elle était sortie, de rentrer dans un endroit qu’elle avait quitté. Je laisse la gare sur le côté, mais ce n’est que pour la retrouver le lendemain. Je rejoins la place centrale de cette bourgade, et je recherche l’auberge à l’aide des panneaux.

La vie à l’auberge : Une fois n’est pas coutume, j’avais réservé une couchette à l’auberge municipale. D’habitude, il faut vous présenter directement, ce qui est risqué en haute saison. J’avais été surpris lors de mon appel que cela soit possible. Après quelques atermoiements, je finis par la trouver. Le portail d’entrée est ouvert, je me présente à l’accueil et remplit les formalités et fais tamponner la crédenciale, tout en laissant les bâtons et les chaussures en bas.

Je n’ai plus rien à réserver, plus rien à regarder, juste à me laver, faire de même avec le linge une dernière fois et partir une dernière fois aussi au supermarché Proxim que j’ai repéré en arrivant. Il est plus de 15 h 30, le temps est gris et couvert, toujours assez frais, mais la chambre n’est pas remplie. Je profite donc une dernière fois d’une couchette en bas. Tous les pèlerins ici sont en quelque sorte nouveaux pour moi ou presque, dans cette auberge assez sombre, aux couleurs et aux agencements dépassés : il faut traverser une première chambre avant d’accéder à celle qui m’a été attribuée. Il y a des Brésiliens assez bruyants, puis arrivent quelques « connaissances » : la Hongroise que j’ai rencontrée à Burgos dans la même chambre. Le lit du milieu lui a été attribuée, mais comme elle craint le froid nocturne, elle n’en voudra pas. Un jeune Mexicain, que j’ai rencontré lui aussi sur le chemin plus tôt et qui s’était fait très discret, en fera son affaire. Enfin, il y a l’Australien Troy, qui lui est littéralement congelé, qui demande des couvertures et qui craint de tomber malade la nuit car il dort, comme moi, à proximité d’une fenêtre mal isolée.

Je trouve mon bonheur au supermarché pour compléter mon repas du soir, mais surtout pour penser à celui du lendemain soir : je n’aurai pas beaucoup de temps à Saint-Sébastien. De plus, je peux de nouveau charger le sac car le train se chargera désormais de le transporter, hormis pendant les correspondances entre les gares, et justement au Pays basque où je devrais me rendre à l’auberge. Je profite alors du moment pour solder la nourriture qu’il me reste et tenter un deuxième repas de survie. De toute façon, je ne connais pas assez de monde et mon chemin s’arrête là, inutile de tenter un menu pèlerin à l’extérieur et cette auberge municipale, comme toutes de cette catégorie, ne propose pas de service de restauration. Bon an mal an, je parviendrais à racler fruits secs, boîte de thon et purée artisanale avec une seule gamelle et un seul micro-ondes à disposition, dans ce qui ressemble plutôt à une cuisine de camping.

Là, perdu au milieu de la Castille dans cette partie nord de l’Espagne, je ne mesure pas encore ce que ces trois cent quatre-vingt-sept kilomètres ont changé en moi. Je termine le chemin fatigué certes, mais en bonne forme physique. J’ai laissé le chemin effectuer son entreprise de purification interne et j’en ressors avec plus de simplicité sans doute, une envie confirmée de vivre léger, de vivre simplement, de vivre. J’étais parti chargé d’émotions mais avide de lire une nouvelle histoire. Mon cœur s’était ouvert, il était prêt à en accueillir un autre, prêt à vibrer pour quelqu’un qui l’avait touché sur une pente navarraise. C’est comme si j’avais retrouvé Dieu là-bas, celui de la création, celui qui me paraît plus proche de ma croyance intérieure, presque de ma foi. Encore et toujours, j’avais envie de continuer.


De Castrojeriz à Itero de la Vega (Google Earth)


D'Itero de la Vega à Frómista (Google Earth)


Profil de l'étape : Cette étape, assez longue, oscillant entre 24 et 28 kilomètres, est à diviser en plusieurs parties. La première mène de Castrojeriz à la rivière Pisuerga, avec la seule difficulté de la journée, l'ascension, très courte mais rude aussi, de l'Alto del Mostelares. Cette montée est une relique de la meseta, qui se dilue complètement ensuite dans le paysage rural de la Castille. Il ne s'agit pas d'entamer toutes ses forces dans l'ascension, mais de profiter de la montée et de la vue au sommet, la seule réellement intéressante de l'étape. La rivière Pisuerga sépare les deux bourgs d'Itero del Castillo et d'Itero de la Vega. La suite est un long chemin jusqu'à Boadilla del Camino, où il est possible de se restaurer, avant de terminer le parcours près du Canal de Castille qui mène jusqu'à Frómista.



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