Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 12ème étape : Navarrete - Nájera (17 km)
En ce jeudi 18 avril, je me réveille paisiblement à l’auberge El Camino de las Estrellas. Tomas est parti et j’en profite pour prendre mon petit-déjeuner, toujours dans la chambre. Le ciel est couvert et la fraîcheur est de mise. Je me prépare tranquillement pour cette étape de 17 km et, après avoir bien récupéré des étapes assez longues jusqu’à Logroño, je suis assez heureux de retrouver une distance plus conforme à la moyenne. Je suis seul à l’étage, je pense à mes compagnons Adriana et Adão qui sont passés là il y a déjà deux jours maintenant et, après avoir pris tout le temps nécessaire pour vérifier que je n’oubliais rien, je descends les marches d’escalier pour me rendre au rez-de-chaussée.
Décidément, cette auberge me laissera un souvenir étrange jusqu’au bout. La porte entre le pied de l’escalier (ce n’est pas vraiment un hall) et le réfectoire est fermée, et, après avoir vu le message assez déconcertant dans la chambre voisine en haut, il me tarde de quitter les lieux. Par courtoisie, j’ouvre la porte d’accès au réfectoire pour voir si Marco est là mais il n’y a personne. Ni une, ni deux, je m’en vais, repasse devant l’entrée par l’extérieur sans me retourner et laisse l’endroit à ses fantômes. Vu que je suis à Navarrete et qu’il est seulement 8 heures, je ne m’attends à croiser aucun pèlerin pendant un long moment ; puisqu’il est peu probable que les pèlerins qui partent de Logroño, treize kilomètres en amont, n’arrivent déjà là.
Peu après le départ de Navarrete, dans le vent frais et la grisaille
18 avril 2024
« Je marche seul, sans témoin si personne, que mes pas qui résonnent »…
Effectivement, j’effectue toute la première partie de l’étape complètement en solitaire. Je traverse le centre de Navarrete, passant à proximité des lieux que j’ai fréquenté la veille dans l’après-midi, et je me retrouve finalement assez rapidement sur la nationale 120. Je l’emprunte un petit moment, avant de tourner légèrement à gauche et de partir dans la longue rangée de vignes. Il s’agit là d’un long moment où il ne se passe pratiquement rien. Le paysage est assez simple, je marche seul dans la quiétude d’un espace rural assez profond, et je me ne souviens pas non plus d’une grande séquence de méditation intérieure. Cela fait partie des moments du vide, où l’esprit est déconnecté, où seul le corps accomplit son labeur quotidien de transporter l’âme d’un point à un autre.
Je traverse ensuite la nationale 120, me rapproche d’une coopérative viticole que je vais bientôt laisser de côté. Je me rapproche ensuite de l’autoroute A 12, et je vais la longer pendant plusieurs kilomètres sur une montée caillouteuse à pente légère. Soudain, alors que l’étape avait été jusque là très quelconque, elle prend soudain de l’intérêt avec le kilomètre d’art qui m’amène à Ventosa. J’avais également le choix de continuer tout droit mais mes oreilles sont saturées du trafic routier avoisinant et je les laisse désormais se reposer au profit de mes yeux. A ce carrefour, où j’aperçois une grande photo commentée pour le peuple du village, la deuxième partie de l’étape, plus intéressante, démarre. Jusque-là, le chemin n’avait pas été très bavard, comme un fil de vie muet, contraint dans l’espace entre les vignes, nombreuses mais peu étendues, et l’autoroute qui essaie elle aussi de se frayer un passage.
… mais le chemin revit
J’écume les quelques œuvres d’art et m’arrête davantage sur les messages de Saint-Preux, en français, en me demandant bien pourquoi ma langue natale est ici unique à être représentée. Les messages sont clairement en direction du pèlerin. Dans la montée vers Ventosa, je rencontre Linéva, une Rémoise qui est jeune depuis plus longtemps que moi et dont les trajets quotidiens ne dépassent pas les quinze kilomètres, s’étalant parfois sur seulement dix kilomètres. Son mode de vie sur le chemin est radicalement différent du mien, puisqu’elle se laisse complètement porter parce qu’elle découvre, prenant en photo chaque élément qui l’inspire, et décide de s’arrêter là où elle n’en pourra plus pour la journée. Je sais d’emblée que, vu nos rythmes et objectifs personnels totalement opposés ici, il s’agit là d’une rencontre des plus ponctuelles. Tout de suite après Linéva, je rencontre Françoise (que j’avais connue à l’auberge de Los Arcos) et nous entamons une discussion à trois français qui s’achève rapidement, eu égard aux projets de chacun sur le Camino. Mon échange avec Françoise est à peine moins bref, puisqu’il se poursuit jusqu’à Ventosa, village impossible à manquer sur le chemin.
1 kilomètre de chemin d'art jusqu'à l'église
Ventosa - 18 avril 2024
Pourtant, si j’apprécie l’endroit, je n’y rentre pas, ne sentant pas le besoin de le visiter ni de m’arrêter. La miellerie juste à l’entrée donnait pourtant envie d’aller y jeter un œil, comme une petite abeille ou un bourdon. Surtout, Peter, le Taïwanais que j’avais rencontré à Burguete, puis revu ensuite à Pampelune, ressort tout juste du village et poursuit sa route. Comme je sais que nous allons à la même allure, et que j’ai apprécié sa compagnie, je lui emboîte le pas. Nous poursuivons notre chemin ensemble jusqu’au bout, en marquant une pause à l’Alto de San Antón, pour nous déshydrater, mais nous ne pouvons pas trop y rester, en raison de la brise ambiante qui nous refroidit assez rapidement. Je commence à être marqué par l’effort, moi qui n’apprécie bien sûr guère les longues montées régulières, comme des faux plats-montants, peu pentus. L’endroit, légèrement surélevé par rapport aux environs (Alto signifie « haut » en espagnol), n’est pas propice à ce moment-là à une pause longue durée. Nous reprenons donc le chemin en légère descente. Je sens que Peter, un de hommes les plus adorables que j’ai rencontrés sur le Camino, voir même au-delà, m’attend. Le Taïwanais est d’un calme olympien, quoi qu’il arrive, et jamais, pendant les dizaines de kilomètres et les journées que nous avons vécu ensemble, il ne manifestera quelconque signe d’agacement, de fatigue, d’énervement. Je ne sais pas si c’est dans la culture taïwanaise d’être ainsi, ou si cet état complet de zénitude apparente fait intégralement partie de lui. Il ne s’inquiète d’ailleurs pas de ne pas disposer d’auberge à l’arrivée, et, comme je l’ai fait avec Adão, je lui proposerai de dormir à l’auberge que j’ai réservée le soir-même.
De l’autre côté de l’Alto de San Antón, le chemin serpente longtemps entre les vignes. Après plusieurs heures en solitaire, je suis heureux de partager le moment avec un autre pèlerin. Le moment est simple et agréable. Nous progressons peu à peu et sentons la fin de l’étape approche. Nájera débute par une zone industrielle plutôt destinée aux chantiers et à la construction. Nous passons ensuite sous un échangeur puis sous l’autoroute A 12, puis traversons ensuite une nouvelle zone agricole, un secteur de vignes et nous finissons par rentrer dans la petite ville. Peter a activé son GPS pour nous diriger vers l’auberge Sancho III, donc je le suis. Je sais qu’elle se trouve tout près du Monastère Santa María la Real.
La vie à l’auberge : Comme nous sommes maintenant clairement dans Nájera, je commence à repérer les supermarchés et j’en relève un, avant de passer le pont sur la rivière Najerilla. Nous traversons le pont sur la Calle San Fernando puis tournons rapidement à gauche pour suivre la Calle Mayor. Je suis saisi par le décor de cette ville, bâtie le long de la rivière pour la majeure partie, et qui me fait penser à un décor du far west ! Les falaises probablement ferrugineuses, dominées par la Cruz de Malpica, barrent la ville à l’ouest.
Après environ un quart d’heure, nous nous trouvons devant l’auberge mais celle-ci n’est pas accessible. Il faut pour cela se rendre à un restaurant à quelques centaines de mètres, où nous retrouvons le gérant. Celui-ci nous accueille, nous demande de le suivre et nous retournons avec lui à l’auberge. Je demande si Peter peut disposer d’une couchette et, comme nous arrivons assez tôt, il en a une à disposition. Pendant que nous procédons aux formalités d’accueil, le gérant / réceptionniste / cuisinier me sert un étrange discours sur la colonisation espagnole et les méfaits des indigènes. Je ne connais rien sur le sujet et, dans ces circonstances, veille à ne pas prendre position sur ce thème ici hors du contexte de notre arrivée. Mais ce discours et la manière dont il m’a été présenté, assez ferme, me convainc de ne pas dîner au restaurant le soir même. Je ne traduis pas cette partie à Peter en anglais, et je lui réserve plutôt les aspects pratiques du lieu, détails à ce moment-là qui me paraissent relever davantage de l’accueil du pèlerin.
Nous nous installons à l’étage, évidemment sur le lit du bas, et nous découvrons de nouveau un endroit étrange. Heureusement, nous partageons la même chambre. L’espace se remplit peu à peu et je pense au gérant qui doit faire les allers-retours entre les deux lieux commerciaux. Visiblement, il s’agit là d’un ancien appartement assez vaste, où les dortoirs minuscules côtoient des chambres (habitación privada). Je laisse Peter se reposer et vaque à mes occupations quotidiennes, sans tarder puisque je sens précisément que l’espace va se remplir de pèlerins assez rapidement. Je procède à la réservation de Belorado. De retour dans la chambre, j’entends le gérant de retour visiblement pressé, qui me demande si un pèlerin italien est arrivé. Je pense qu’il n’y a pas d’autre hispanophone encore présent à l’étage et alors que je lui explique que ce pèlerin est peut-être arrivé en mon absence, le gérant me coupe la parole, tourne les talons et repas d’un pas pressé dans l’escalier. Je n’ai pas apprécié cet accueil mais je n’y accorde peu d’importance finalement. Je n’ai pas envie de faire cas du stress que j’ai ressenti chez ce réceptionniste, alors je m’intéresse davantage aux nouveaux arrivants dans la chambre. Quatre personnes dans un petit dortoir, c’est parfait, du moment que chacun respecte l’espace de l’autre et veuille bien, un minimum, proposer une communication courtoise.
Je découvre alors Maria, une hollandaise qui doit être de Rotterdam, une dame là aussi jeune depuis plus longtemps que moi (mais pas trop non plus), et qui compense son anglais « à trous » par une énergie et une volonté de contrôle manifeste. Je ressens tout à coup des ondes meilleures et cette personne, apparemment très structurée, m’inspire sérénité. A travers elle, j’ai aussi retrouvé une culture européenne. Un autre japonais, Kosim, dans les mêmes âges, voire encore un peu plus jeune depuis plus longtemps, rentre dans la chambre et vient compléter l’espace. A quatre, pendant le temps que nous vivrons dans cette pièce, nous sentons vite que nous nous entendrons bien et vivons le Camino, celui de la découverte, dans le bon sens.
Ayant réglé les questions d’hygiène et de réservation de l’auberge de Belorado, pour dans quarante-huit heures, je pars donc à la recherche du supermarché et de la nourriture nécessaire au moins pour la soirée, sachant que mon sac à dos est chargé d’une boîte de conserves de fabada asturiana (sorte de cassoulet) depuis Logroño. Elle ne pèse que 420 grammes, mais mine de rien, je ne serai pas mécontent de transférer de vider cette charge dans mon estomac. Je ne sais pas si c’est volontaire, mais l’auberge ne dispose pas d’une cuisine, tout juste d’un petit réfrigérateur et d’un micro-ondes. Heureusement, j’ai emporté avec moi un tupperware (que j’ai chargé pendant une bonne partie du voyage de barres de chocolat de réserve et… de l’œuf d’Ostabat, qui restera intact) et d’un triple ustensile cuillère / fourchette / couteau tout en un. Ce soir-là, je serai bien heureux de mon idée de départ !
Je profite de la soirée qui s’annonce pour partir donc en quête de provisions plutôt fraîches chez Eroski (il est toujours important, surtout pour le seul vrai repas de la journée, de veiller à s’alimenter de manière complète avec des légumes, des fruits, des féculents, des protéines animales et de produits laitiers, mon péché mignon depuis toujours). Ce soir-là, une belle surprise m’attend. En effet, nous avions gardé contact avec mes trois compagnons d’étape au passage de la frontière (vous souvenez-vous d’Antoine, de Mila et de Beate ?) et c’est précisément Beate, qui est restée une journée de plus à Nájera pour se reposer, qui m’attend. Nous convenons d’un endroit et nous retrouvons avec plaisir à une table d’une brasserie. Je savais que Beate souffrait du genou, et notre échange ce soir-là est bien sûr totalement différent de celui que nous avions eu à l’époque à Saint-Jean-Pied-de-Port. Nous parlons du chemin bien sûr mais j’ai un peu d’émotion ce soir-là à livrer ce que j’ai sur le cœur, sur un plan plus personnel et émotionnel, moi qui aie connu l’épreuve de la séparation. Je profite de la présence d’une personne d’âge plus mûr, pétrie de sagesse, et aux yeux toujours malicieux, pour tenter un aiguillage dans ma vie. Merci Beate pour tout ce que tu m’as apporté ce soir-là à Nájera, merci d’avoir été sur mon Camino, merci pour ce si beau témoignage de vie. Beate ira jusqu’à Burgos, et rentrera ensuite en Allemagne pour se reposer et revenir plus forte encore sur le Camino Francés.
Je suis tranquille sur le chemin du retour à l’auberge. Je ne reverrai pas le gérant, sans doute occupé dans son restaurant, sans regret, mais je croiserai d’autres pèlerins parfois surpris de me retrouver là, seul, sur la table à l’accueil faisant face à la réception, fantôme à ce moment-là. Je remonte ensuite dans la chambre et, à l’initiative de Maria, nous nous accordons sur l’heure acceptable pour allumer la lumière le lendemain matin, soit 6 heures 30. Comme Peter se rend aussi le lendemain à Santo Domingo de la Calzada, je lui propose de partir ensemble. La nuit pouvait débuter paisiblement.
De Navarrete à Ventosa (Google Earth)
De Ventosa à Nájera (Google Earth)
Profil de l'étape : Deuxième partie de l'étape de Logroño à Nájera, cette étape longue de dix-sept kilomètres est la petite soeur de l'étape de Pampelune à Puente la Reina. Comme la précédente, elle présente une difficulté en cœur d'étape, l'Alto de San Antón. C'est une montée moins longue, moins pentue et plus régulière que l'Alto del Perdón. La descente, moins prononcée également, s'effectue ensuite en direction de Nájera, petite ville blottie au pied d'un relief rouge de fer sur la rivière Najerilla, affluent de l'Ebre.
Par ici la suite ! 13ème étape : Nájera - Santo Domingo de la Calzada (21 km)







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