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Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 9ème étape : Estella - Los Arcos (22 km)

L’auberge est silencieuse. Le jour se lève progressivement sur Estella. Je me retourne vers la porte d’entrée et le Coréen est déjà parti, précisément à 5 h 20. C’était lui qui s’était embrouillé la veille avec un Espagnol, et nécessairement, il s’en est allé à la frontale. Il reste à côté de moi un Taïwanais toujours aussi silencieux, un couple d’Irlandais plus âgé et une Espagnole. Le bruit va crescendo mais restera toujours largement dans le domaine du raisonnable, compte tenu des personnes qui restent dormir un peu plus, mais aussi des nombreuses portes qui compartimentent l’espace. Après plusieurs étapes assez éprouvantes sur le plan physique, je vais savoir si j’ai récupéré. En tout cas, au vu de la qualité des couchettes dans cette auberge, j’ai retrouvé un sommeil de qualité.

Je prends mon propre petit-déjeuner sur place et me prépare à partir. Il ne reste plus a priori qu’une Espagnole en larmes, donc je comprends qu’elle n’est pas prête à plier bagage, ce qui m’aurait permis d’ouvrir les rideaux et de disposer ainsi de plus de lumière naturelle pour me préparer. Je quitte finalement les lieux plus ou moins en même temps que le Taïwanais. Mon objectif est de retrouver le chemin principal, dont je me suis légèrement éloigné en étant logé dans cette auberge. Il me faut redescendre la Calle Mayor, et traverser quoi qu’il arrive un des ponts sur la rivière Ega, pour filer toujours vers le sud-ouest. J’y parviens sans peine et finis par repérer la flèche jaune chère aux pèlerins de Compostelle.

Alors que je viens de trouver ma direction, le Taïwanais m’interpelle, bardé de son GPS, pour m’expliquer que j’ai pris le trottoir d’en face et que ce n’est pas le bon. Il ne s’exprime que par gestes et a certes raison, je l’en remercie mais je me dis qu’il est bien soucieux du moindre détail. Il me semble que c’est la dernière fois que je le vois ici sur le chemin. Le Camino est là bien urbain et je tarde à sortir d’Estella, d’autant plus que le début de l’étape est montant. Je passe dans une zone commerciale et, en ce lundi matin, les bruits de la ville se font entendre : éboueurs, trafic, enfants qui vont à l’école, etc. Le chemin peine à trouver sa place dans cet environnement du quotidien. Je quitte Estella pour traverser maintenant Ayegui, sans croiser d’autres pèlerins, dont la majorité a sans doute quitté la ville plus tôt. Le chemin est même temporairement dévié pour raison de travaux dans la rue. Il n’a jamais la priorité sur la vie quotidienne des travailleurs, subit nombre de déviations, mais perdure là depuis des siècles. A la sortie d’Ayegui, j’aperçois la montagne que je vais devoir affronter dans la journée. Elle est proche mais n’a rien d’effrayant.


Entre Ayegui et Irache, il n'y a qu'un pas
15 avril 2024

Du vin rouge à volonté !

La sortie d’Ayegui me conduit directement au monastère et à la cave d’Irache. Je passe devant la forge sans prêter vraiment attention, non pas que le lieu manque d’intérêt (il me replonge en Haïti en 2017) mais je suis parti tard, plutôt chargé ce matin, l’étape est encore longue et je suis sur une partie montante. Bon en réalité, tout cela n’est qu’une excuse puisqu’environ deux cents mètres plus loin, je finis par m’arrêter quelques minutes devant l’incroyable fontaine d’Irache. J’avais déjà connu des sources d’eau minérale à disposition du public, mais jamais du vin rouge en libre-service ! Curieusement, je ne tarde pas là à retrouver des pèlerins. L’endroit a du succès. Un Italien veut goûter au vin rouge, il en sacrifie le contenu de sa gourde (!), un autre veut se faire prendre en photo. Il ne manque plus qu’un récipient. Une autre pèlerine passe par là et apporte le précieux gobelet, qui fera le tour (on est loin du temps de la Covid-19 !). Alors lorsque la pèlerine généreuse transmet le gobelet à la pèlerine curieuse, j’assiste à quelques mètres à une scène des plus comiques. En effet, la pèlerine curieuse croit qu’à droite il s’agit d’une source de vin blanc (!) et lorsqu’elle ouvre le robinet de la source de vin rouge, celui-ci coule vraiment à flots et elle se retrouve toute surprise. Nous en rions aux éclats.

De mon côté, je ne recherche pas à me faire prendre en photo mais j’ai quand même bien envie de goûter ce vin de la source d’Irache (nous sommes vraiment près de La Rioja) et je suis agréablement surpris par ce vin assez puissant et généreux, peut-être autour des 13 %.

Je reprends ensuite le chemin et traverse le village d’Irache. A la sortie, je fais face à un carrefour et deux panneaux indiquant tous deux la direction de Los Arcos, terme de mon étape du jour. J’ai le choix entre deux directions, l’une plus courte que l’autre d’un kilomètre (17,2 km par la droite, en passant par Villamayor del Monjardín, donc un point de passage prévu sur mon itinéraire, et l’autre de 16,2 km par la gauche, passant par Luquin). La montagne calcaire et boisée de Montejurra me fait face avec ses 1 045 mètres d’altitude, il ne m’en faut pas plus pour comprendre que le sentier de gauche est plus court et donc probablement plus pentu. J’hésite et un Espagnol à pied arrive, m’expliquant que le chemin part à droite, et que les deux chemins se rejoignent plus loin. Je vais pour prendre à droite donc quand au même moment, deux autres pèlerins arrivent ensemble. L’un d’eux m’explique guide et profil en main que les deux chemins se rejoignent à un endroit précis. Je suis les explications sans y attacher trop d’importance, mais un détail fait pencher la balance immédiatement : les deux pèlerins vont prendre à droite et se rendre au prochain village pour y prendre un café. Alors, sur un coup de tête, je prends à gauche… afin de dépasser le peuple, de prendre un (léger) raccourci et de me retrouver à Los Arcos avec des pèlerins derrière moi.

A gauche toute

Comme je n’ai pas été très attentif aux explications, je n’ai pas mesuré les distances et je ne me rends pas compte à ce moment-là que je vais modifier de fait toute la partie intermédiaire de l’étape et ma vision de son profil. Je passe sous un pont autoroutier (toujours l’A12, l’Autoroute « Camino de Santiago » !), et je rentre dans la forêt, toujours rassuré par la présence de la flèche jaune. Celle-ci me guide jusqu’à un carrefour perdu dans les arbres, où je croise quelques vététistes et joggers, mais pas pour très longtemps et je poursuis mon chemin dans cette forêt fraîche. Je grimpe effectivement sur un sentier sec et bien aménagé, une sente forestière agréable. La montée n’est pas très éprouvante et finit par déboucher sur une grande clairière, avec une vue intéressante, après le passage du sommet à un peu plus de 700 mètres d’altitude.

Dans la descente vers ce que je crois être Villamayor del Monjardín (je ne verrai ce village qu’à distance, de manière parallèle, tout au long de cette partie intermédiaire de l’étape), je perds peu à peu l’équilibre à droite. Mon pas se fait imprécis et je sens ma jambe fragile, comme si elle devait rechercher un point d’appui au sol permanent. Je suis un peu inquiet, d’autant que la grande majorité des pèlerins a suivi la voie de droite au départ d’Irache, et ressens ici une nouvelle forme de solitude. En réalité, c’est un moment physique de faiblesse. Je ne fais qu’essayer de reprendre confiance dans ma marche naturelle pour avancer, mettre simplement un pas devant l’autre, être plus attentif qu’à l’accoutumée pour éviter toute blessure stupide. Je ralentis le rythme, et pense plusieurs fois le retrouver en arrivant au village suivant, qui s’avère être Luquin. En réalité, j’ai besoin d’une pause pour me rééquilibrer. J’avais peut-être opté le matin pour une position approximative, peut-être chargé mon sac à dos avec une structure trop instable. En randonnée, toutes les positions et attaches ont une importance et peuvent vous conduire à des difficultés handicapantes lorsque les kilomètres s’accumulent.


La voie alternative du Camino entre Irache et Luquin
15 avril 2024

Dans ce no man’s land, ma seule indication visuelle pour me repérer est le village de Villamayor del Monjardín, que je vois progressivement s’éloigner sur ma droite. Je n’ai pas de possibilité a minima confortable pour m’arrêter dans de bonnes conditions, et je choisis donc de continuer à suivre la flèche jaune, dont je sais que tôt ou tard elle me mènera à l’intersection que je recherche, celle qui indique la jonction des deux parties du chemin dans cette étape. Je finis par repasser sous l’autoroute A 12 et, quelques centaines de mètres plus loin, ce croisement arrive finalement à neuf kilomètres du but. Je rentre dans la troisième partie de l’étape, et en profite pour marquer une pause en compagnie d’une dizaine de pèlerins, bien que ceux-ci aient choisi des positions plus favorables sur une petite butte où gît une maison en ruines. Je croise là un couple d’Irlandais, et leur demande si paysage environnant pourrait ressembler à leur pays. Ils me répondent que ce n’est pas assez vert pour cela ! Je croise là aussi un autre Canadien, cette fois de Vancouver, mais heureux comme Claire de pouvoir parler un peu français. Je lui faire remarquer avec amusement qu’il a un accent : « vous êtes Canadien, cela s’entend ! ». Il me demande alors si je suis Français, de France, ce que je lui confirme, tout étonné de la lapalissade sur le moment, bien qu’il y ait des Français… de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane, de la Réunion, de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Tahiti, etc. Sur ce détail linguistique, qu’il fallait comprendre par « métropole », il me répond aussi « vous aussi » en faisant référence à mon accent. Un partout, balle au centre. La réplique était belle et légère et nous nous en amusons.

Le vent frais balaie le secteur et le ciel n’est pas vraiment au beau fixe, sans être menaçant pour autant. Après avoir consommé le duo pomme / barre chocolatée, comme de coutume, je regarde l’horizon et les pèlerins qui poursuivent leur inexorable marche en avant, sur une longue liste droite en faux plat montant. La piste est toujours assez caillouteuse et sableuse, assez large, et ne donne pas de perspective pour le moment sur le final. J’arrive à mon tour au bout de cette ligne droite, curieux de savoir ce qui se trouve au-delà. Mais l’au-delà n’est en fait que l’enfilade du chemin, qui serpente simplement davantage sur cet horizon qui nous conduit quelque part à Los Arcos. Le paysage s’incurve, nous atteignons une sorte de bout du monde.

Cela dit, nous nous rapprochons progressivement d’une nouvelle colline boisée, peu élevée, et nous franchissons un relief sans nous rendre compte réellement que nous sommes en montée. Là, j’ai bien retrouvé le flot de pèlerins, je sens que la fin d’étape approche. Le sentier se rétrécit, traverse un passage où la végétation est fleurie, colorée et dense, sans que celle-ci n’envahisse pour autant nos pas. Comme la veille, je retrouve Sandrine mais contrairement à la veille, nous nous rencontrons vraiment sur les derniers hectomètres, et elle m’informe que nous allons loger à la même auberge. Je sais que son pas est plus véloce que le mien, mais je suis dans un meilleur état de forme aujourd’hui et la distance restante est bien plus courte.

La vie à l’auberge : Nous sommes presque surpris d’arriver à Los Arcos. Il s’agit là d’une ville, d’une petite bourgade étendue dans un décor complètement rural. Elle s’allonge. Nous croisons des coréens qui ont déjà troqué leur sac à dos pour des sacs en plastique plus petits. J’en déduis qu’ils sont encore nombreux à loger là (mais dans quelles auberges ?) mais aussi qu’il y a bien un supermarché dans ce village. Cette fois, j’ai pris le temps de localiser l’auberge la veille, de manière plus précise, mais Sandrine qui me devance de quelques mètres arrive à l’entrée avant moi.

Il y a une odeur d’encens assez forte. Nous rentrons et nous sommes accueillis par une Colombienne et une Russe à qui je demande de parler en espagnol plutôt qu’en anglais (je ne connaîtrai les nationalités que plus tard dans la soirée, alors au moment de la réception, je pense qu’elles sont toutes deux espagnoles !). Ma chambre m’est attribuée, et je fais partie des premiers avec Sandrine dans cette chambre, mais pas dans l’auberge. Je peux m’installer où je le désire, évidemment sur une couchette du bas. Quelques minutes après, je fais la connaissance d’Adão, un jeune prêtre portugais de 39 ans qui arrive dans la chambre en sandales. Il prend la couchette juste en face de moi, et nous commençons à échanger sur le chemin. Il me rappelle Jan, que j’avais rencontré à Burguete, par son programme impressionnant. Adão est là en vacances et est parti sur le Camino Francés sans suivre forcément les étapes traditionnelles, trop courtes à son goût. En réalité il est parti de Lourdes, et en passant par Navarrenx, a effectué la jonction avec le chemin à hauteur de Saint-Jean-Pied-de-Port.

Plusieurs de ses doigts de pied sont recouverts de pansements, il manifeste également des douleurs musculaires ou articulaires mais il a les yeux qui brillent. Il me montre son téléphone qui, avec une application de comptage de pas, a enregistré une journée à 58 kilomètres. Plus que jamais, je sais qu’Adão n’est là que de passage et que rapidement, il disparaîtra à mes yeux. Alors je profite de cet instant particulier, surtout pour l’écouter. Je sens qu’il veut faire l’effort de parler en espagnol, en mettant inévitablement un certain nombre de mots portugais (à l’écrit, les deux langues ibériques sont malgré tout assez proches), dont je peux deviner le sens grâce à ma connaissance relative du galicien. Adão me paraît enchaîner les idées encore plus vite que les étapes, et parfois son discours se perd quelque peu dans l’espace.

Dans cette auberge manifestement ancienne, je redécouvre les douches rustiques. Les pèlerins ont laissé des objets naturels (cheveux) et artificiels (pansements) peu ragoûtants. Le cadre m’incite à faire plus attention que la veille à l’aspect sanitaire. Mais l’ambiance est toute autre. Au côté individualiste et relativement cosy de l’auberge d’Estella, La Casa de Austria de Los Arcos oppose une volonté d’accueil et de confort partagé, sans masquer son côté rustique. Florence, une directrice d’école d’une cinquantaine d’années, est arrivée entre temps. Elle est de Cognac. Décidément ce chemin me ramène quoi qu’il en soit à mon passé, à toutes mes pérégrinations antérieures, comme un signe. Je la retrouverai sur plusieurs étapes ensuite. Une autre française est là aussi et je l’entends se plaindre des couchettes.

J’ai procédé à la réservation de l’auberge de Navarrete, maintenant ainsi mon souhait de couper la grande étape qui monte à Nájera en deux jours. J’y reviendrai bien sûr un peu plus tard. Après la douche, je termine de découvrir l’espace et cette fois, je vais pouvoir étendre le linge sur un étendage. Il y a un espace bien identifié pour laver le linge, et j’en profite pour converser toujours avec Adão. A ma grande surprise, et heureux comme un gamin, je me retourne et je découvre Adriana qui me reconnaît aussitôt. Elle me montre comment fonctionne l’antique secadora (une sorte d’essoreuse) bien pratique pour passer slips, caleçons et chaussettes. Le tee-shirt en revanche se rebelle et doit passer à l’étape de l’essorage manuel.

Après un massage relaxant, Adriana est détendue et, comme il y a eu entre nous une connexion particulière sur l’étape de Pampelune à Puente la Reina, j’en profite pour découvrir un petit peu plus cette petite pèlerine mexicaine qui m’intrigue. Nous partons faire quelques courses pour le soir et pour le petit-déjeuner, car je ne peux pas manger au restaurant tous les jours. Ce village de Los Arcos ne me laisse pas une trace impérissable (ce doit être le seul où je ne prends pas de photo après l’arrivée), alors, le souvenir se trouve plutôt dans les rencontres. Je retrouve d’ailleurs Peter, le Taïwanais rencontré à Burguete, et je lui dis que nous nous voyons à peu près tous les deux jours toujours avec le même plaisir.

Je comprends maintenant pourquoi le hall parle espagnol, et j’apprécie ce mélange entre latins. Je pose même pour la photo, et le moment me laisse une impression étrange : nous immortalisons le moment, alors qu’entre pèlerins nous nous connaissons à peine, et nous avons aussi l’impression que nous allons déjà nous quitter. C’est simplement un moment de partage et de convivialité. Avec Adriana, que j’avais laissée à Puente la Reina, nous prévoyons de poursuivre notre route ensemble le lendemain jusqu’à Logroño, d’autant plus que nous savons que nous allons nous séparer ensuite après le passage de la grande ville. Je m’endors donc avec cette idée, me réjouissant de poursuivre ainsi ma découverte, tout en sachant que le chemin réserve bien souvent son lot de surprises…


D'Estella à Luquin (Google Earth)


De Irache à Luquin (Google Earth)


De Luquin à Los Arcos (Google Earth)


Profil de l'étape : L'étape emmène les pèlerins aux confins de la Navarre, et les vignes commencent à border de plus en plus le Camino. Cette étape d'une longueur moyenne est marquée par une division à la sortie d'Irache, alors que jusque là, le cadre avait été plutôt urbain. La majorité des pèlerins passent par la droite pour traverser le village de Villamayor de Monjardin, l'option que j'ai empruntée, plus courte d'un kilomètre, plus pentue aussi, permet de rejoindre le village de Luquin après un passage boisé. Cette variante grimpe jusqu'à un peu plus de 700 mètres d'altitude, pour rejoindre ensuite le chemin principal après Luquin. La fin de l'étape est marquée par une longue ligne légèrement courbée, avant une arrivée très discrète dans le village paisible de Los Arcos.




Irache, avant la fontaine du monastère


Quelque part entre Irache et Luquin, dans un silence propice à la méditation

Par ici la suite ! 10ème étape : Los Arcos - Logroño (29 km)

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