Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 4ème étape : Valcarlos - Burguete (16 km)
La nuit a été calme à Valcarlos. J’ai pu retrouver le sommeil qui m’avait manqué la nuit précédente, et le repos qui va avec. Avant d’effectuer la première partie de cette étape internationale, j’avais eu la bonne idée d’acheter un bon cake aux fruits très dense à Saint-Jean-Pied-de-Port et il fait bien office de petit-déjeuner. Carl est à peu près debout à la même heure, nous nous saluons poliment et il prend aussi une collation juste après-moi. J’ai profité du calme et de l’espace ambiant pour me préparer et être prêt à partir rapidement, mais pas à 7 h ni même à 7 h 15. Nous avions échangé à ce sujet et j’ai prévu d’attendre clairement le lever du jour, à défaut de soleil, puisqu’en ce 10 avril, la fraîcheur et l’humidité pyrénéenne sont toujours de mise.
Une heure plus tard, il est temps de se lancer. Je salue Carl une dernière fois, qui était très inquiet au vu des six cents mètres de dénivelé positif, notamment sur la deuxième partie de l’étape, puis sors de l’auberge pour grimper l’escalier, retrouver l’aire de jeux et la route nationale. C’est bien là que la veille, Antoine, Mila et Beate sont partis. Un jour plus tard, je démarre donc par la route. J’effectue la première partie de la montée en solitaire, sur cette ascension en pente douce, le long de la route nationale. Dans la phase de préparation, j’avais vu qu’il y avait débat sur la légitimité d’emprunter la route historique : certains pèlerins passés par là se plaignaient de l’insécurité due à la présence de nombreux camions le long de la route, et du temps passé à grimper sur la bordure pour les éviter. Je termine cette parenthèse en affirmant qu’avec le recul, il n’y a pas de quoi s’inquiéter outre mesure en ce qui concerne les divers passages sur cette route nationale jusqu’à l’accès au sommet. Pour ma part, je dirais que le danger est similaire quelle que soit la partie du chemin : le risque zéro n’existe évidemment pas, et nul n’est à l’abri de l’accident, mais il y autant de danger à être renversé par un camion que de faire une mauvaise chute ou de déraper lorsque le chemin ne suit pas la route. Le doute ne me saisit pas lors de cette ascension, je vis le risque comme faible ce qui ne m’empêche pas de redoubler d’attention, et j’en conclus que le débat n’a pas lieu d’être.
A la sortie de Valcarlos, dans l'ascension du col d'Ibañeta
Valcarlos - 10 avril 2024
Seul face à la montagne
Après environ un kilomètre, lancé sur cette route nationale, je me retourne pour voir si je suis seul. Je ne vois qu’un seul pèlerin, à environ deux cents mètres derrière. Je reconnais tout de suite Carl. Je l’ai laissé au petit déjeuner, il n’a pas tardé derrière. J’ai entamé l’étape à une allure assez normale, mais frais et je n’ai eu le temps que d’une vidéo de présentation, donc un arrêt d’à peine deux minutes. Une hésitation vient à mon esprit à ce moment-là : dois-je l’attendre car il m’a dit qu’il était à la peine physiquement, ou dois-je poursuivre mon chemin comme je l’avais prévu ? Une réponse vient aussitôt balayer la question : il n’est pas tard, et si d’autres pèlerins sont partis de Saint-Jean-de-Pied-de-Port en suivant cette voie historique, il ne sera pas seul. Je poursuis donc la montée en direction du col d’Ibañeta, perché à 1 057 mètres d’altitude, et je ne me retournerai pas pour l’attendre. Je continue donc sur ma route et repense aux avis des internautes jusqu’à un premier croisement où une flèche, posée sur le flanc gauche de la route, me laisse songeur. Où part le chemin ? Un panneau indique qu’il faut faire attention au troupeau laissé en liberté. Quels types d’animaux suis-je supposé rencontrer ? Sans consulter mon GPS, toujours dans l’idée de conserver le maximum de batterie eu égard à la « bataille » à livrer potentiellement chaque soir dans l’auberge pour les prises électriques (ce fut surtout le cas à Saint-Palais, par manque d’électricité dans le dortoir, et à Saint-Jean-Pied-de-Port, où il n’y en a pas à chaque lit), je choisis de poursuivre sur la piste qui va à Gainekoleta. Si ce n’est pas le bon chemin, je m’en rendrai compte mais, en montagne plus qu’ailleurs, chaque fausse piste est du temps et de l’énergie perdue.
Je retrouve la Nive d’Arnéguy, qui est en fait ici la rivière Luzaide (le nom basque de Valcarlos), et la longe jusqu’au hameau précité. Je découvre la pancarte bleue, qui sera l’indication du chemin de Compostelle jusqu’à mon terme à Frómista, et elle m’indique le nombre de kilomètres restants. Au bord de la rivière, je sais que je suis ici à un autre pied du col. Il n’y a personne derrière, le paysage environnant est sublime, et la montagne ici donne toute sa force à travers les rochers, le bruit de la rivière, mais aussi la brume et l’humidité ambiante. A ce moment-là, je ne sais pas encore comment les jambes vont répondre. Je n’ai pas eu encore l’occasion de les tester sur une pente plus raide, hormis sur quelques dizaines de mètres. Le chemin devient alors véritablement chemin, ou sente, mais il ne prend pas encore complètement son envol. Je passe sur l’autre rive de la rivière sur des jolis petits ponts de bois, et reviens finalement de l’autre côté, avant de retomber sur la route nationale. Ce n’était qu’une courte escapade, pas encore la véritable ascension annoncée et redoutée.
Fraîcheur et silence dans la vallée
Gainekoleta - 10 avril 2024
Il n’y a toujours personne sur ce chemin et guère davantage par la route, enfin de personnes visibles bien sûr, non cachées derrière un pare-brise. Un cycliste assez âgé me salue, à en croire les sacoches, il est parti lui aussi pour un périple. La montée se poursuit, encore pendant un bon kilomètre, jusqu’à un nouveau passage par la gauche où je vais laisser la route cette fois pour de bon, en tout cas je ne la retrouverai à l’avenir que ponctuellement. D’abord au contact de la rivière, le sentier devient cette fois plus aérien, plus acrobatique aussi. Par endroits, il faut mettre un pied devant l’autre, par moments, il faut prêter davantage attention au sol pour ne pas se laisser surprendre. Le bruit de la rivière devenu torrent se fait moins présent, celui de la route aussi. La vallée est désormais complètement espagnole et la pente s’accroît. Dans cette pente, je rentre véritablement en effort. Je n’ai pas le col en vue, ni le point de départ non plus, je n’ai pas vraiment de repère mais je sais que je suis sur le bon chemin. Avoisinant les 10 % par endroits, le chemin s’endurcit et je recherche un faux plat pour retrouver un rythme sous le crachin et la fraîcheur ambiante. Les sommets sont masqués mais j’ai passé un nouveau panneau indicateur qui m’indique que la fin de l’ascension se rapproche. Je finis par trouver un peu de répit à un instant où je pense arriver au col. En réalité, je suis simplement près de retrouver la route sur un lacet mais cela, je ne le sais pas encore. Dans l’intervalle, alors que le brouillard se fait plus dense, comme le silence et que le chemin, étroit, s’envole dans la forêt, j’aperçois au loin un triangle lumineux jaune qui se déplace. C’est un pèlerin, que je suis en train de rattraper sans modifier mon allure.
California Dreamin’
Ce pèlerin se rend compte qu’il est suivi. A son langage corporel, je comprends qu’il veut rester seul, alors il en remet une couche mais, à distance, il ne parvient pas à me décrocher. J’ai trouvé mon rythme sur cette pente, et, galvanisé par l’approche du sommet, je ne tiens surtout pas à modifier quoi que ce soit à mon avancée. Le pèlerin en question a compris et notre rencontre est inévitable. J’ai bien les données de ce que j’ai vu en tête et respectueusement, nous abordons la conversation. Je fais donc la connaissance de René, un Californien, qui m’apprend qu’il a le même âge que Carl. Je lui dis alors poliment et sincèrement qu’il ne fait pas son âge et il me répond que, dans cette pente, le chemin lui montre le contraire. Très agréable, René effectue le parcours seul mais je n’en connais pas vraiment les motivations. Je sens autant de retenue que de courtoisie dans ses réponses. Je lui indique que nous arrivons probablement au col mais, n’ayant pas regardé très attentivement la carte, je me rends compte qu’Ibañeta nous a encore réservé une partie ascendante. En effet, l’endroit ressemble plutôt à une petite aire de stationnement, avec une maison à proximité, qu’un col. Malgré tout, nous profitons de cet endroit pour nous désaltérer. Nous échangeons quelques instants et j’apprends que René, sans surprise au vu de sa provenance, s’est lancé pour un défi de trente-deux jours jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Derrière, Carl est loin, mais je le reverrai une dernière fois au départ de Burguete le lendemain, accompagné, sous le soleil et grand sourire aux lèvres.
Les derniers kilomètres avant le sommet du col d'Ibañeta
10 avril 2024
Il reste donc 1 500 mètres à parcourir jusqu’au col. Cette fois, c’est certain. Je ne quitterai pas le bruit de la route jusqu’au sommet, mais après quelques mètres, René me dit clairement et amicalement qu’il vaut mieux que je poursuive mon chemin seul. Les signaux envoyés auparavant dans l’ascension ne m’avaient pas trompé. Plus fringant sur ce chemin sinueux et irrégulier, toujours plus tonique par temps frais et humide, malgré tout plus jeune aussi, je laisse René à son propre chemin et pars à la conquête d’Ibañeta. Je découvre le sommet progressivement, et finit par arriver à l’Eglise San Salvador d’Ibañeta, au sommet du col. Celle-ci est fermée, mais sa façade peut constituer un parfait abri. En tout cas, la vue de la façade s’ouvre sur la vallée, de l’autre côté, vers la Navarre et Pampelune, et tout au bout d’un long rideau nuageux gris qui dépasse franchement la fin de l’étape, elle est clairement ensoleillée.
L’ascension définitivement terminée, et maintenant assez près de la fin du parcours, je compte bien marquer ici une pause plus nette. Mais les éléments ne vont pas franchement me le permettre. Tout d’abord, dans ces conditions météorologiques délicates, mon corps se refroidit rapidement. Au sommet, le vent a forci et, même s’il n’est pas très puissant, il est suffisamment froid pour m’enrhumer. A la vue de la route descendante, sur la gauche, avec un grand panneau jaune d’avertissement, j’ai une pensée pour les pèlerins qui sont là-haut ce jour. Sont-ils dans la neige ? Je ne reverrai pas ceux que j’ai croisé hier, notamment Raymond l’Australien, dont je sais que, sauf incident, il se trouve probablement ce jour entre Roncevaux et Zubiri. J’ai tout juste le temps de me désaltérer et de marcher dans les excréments tout frais qu’un joyeux labrador vient de laisser. Cet épisode fâcheux m’amène immédiatement trois réflexions :
- pourquoi choisir la devanture de l’église pour lâcher son chien alors que l’espace environnant est immense ?
- comment vais-je rentrer dans l’auberge avec de telles chaussures maintenant ?
- vais-je avoir de la réussite sur mon chemin ?
Je n’aurai la réponse qu’aux deux dernières questions.
J’ai aussi le temps de rencontrer des bretons retraités visiblement plus affairés à visiter le site aussi vite que possible et à déguerpir vers Roncevaux qu’à engager la conversation.
Peu importe, j’ai retrouvé la civilisation – française – que j’avais quittée. Non, surtout, peu importe, je vais me réchauffer en marchant un peu, sans le sac pendant quelques courtes minutes, et découvrir qu’il s’agit d’un site de migration et d’observation des oiseaux, tout comme il s’agit aussi d’un site où Franco avait placé ses bunkers, tout le long de la frontière, pendant son régime, façon Mur de l’Atlantique. Et le premier de ses bunkers peut clairement se deviner juste là, enfoui à quelques mètres. Alors sur cet espace autrefois de guerre mais aujourd’hui de paix, je vais faire comme l’oiseau et vivre d’air pur et d’eau fraîche. René a profité de la pause pour me rattraper (il ne me reverra que plus tard sur d’autres étapes), me dépasser et… poursuivre la route alors que le chemin passait à gauche en contrebas. Comme je sais que la route mène aussi à l’abbaye où il est parti pour se reposer et dormir, je ne l’appelle pas et le laisse sur son chemin personnel.
Roncevaux
Pour ma part, je compte bien poursuivre le « vrai » chemin. Je passe donc un nouveau passage pour troupeaux (!), qui ne m’inquiète pas car je n’ai croisé que quatre moutons en liberté jusque-là. J’entreprends la descente, silencieux et silencieuse et peut enfin me laisser aller à un peu de méditation. J’étais en Espagne depuis la veille mais là, je le ressens vraiment dans l’espace. Pour moi, géographe, ce ressenti s’incarne dans la nature. Je ne peux l’expliquer, je le vis. Je ressens la présence d’une âme dans les lieux. Et c’est au col que, physiquement, je franchis la frontière naturelle. C’est tout juste ce que j’ai le temps de penser lorsque j’arrive à une première confluence et je pense à ce proverbe : « les petits ruisseaux font les grandes rivières ». Un arrêt pour ouvrir les yeux : je vois le col de Lepoeder enneigé, celui que je n’ai pas gravi. Instant de quiétude. Et en me retournant complètement, j’aperçois déjà la fameuse façade blanc/gris de l’énorme abbaye de Roncevaux. Elle est juste là, à quelques centaines de mètres et le chemin y amène clairement.
L'abbaye de Roncevaux, la plus grande de toutes les auberges sur Compostelle
10 avril 2024
Je m’approche. J’ai bien l’intention de la découvrir, de la visiter autant que possible du moins de l’extérieur parce que je sais que je ne vais pas y dormir. Cela aurait pu se faire, j’avais même appelé la réception pour louer un lit pour une nuit, et celle-ci m’avait redirigé – multiples options oblige – vers le site Internet. Mais, au vu du nombre de pèlerins potentiellement accueillis (finalement jusqu’à 500 et non 350 comme je l’explique à ce moment-là sur la vidéo) et des prix pratiqués aussi (surtout pour le petit-déjeuner et le pique-nique), j’avais décidé de poursuivre jusqu’à Burguete. Je suis vraiment seul à l’extérieur et, ayant peu descendu depuis le col, je suis encore à plus de 900 mètres d’altitude. En ce début de printemps, toujours sous le gris et l’humidité ambiante, il fait assez froid. Le soleil annoncé pour l’après-midi n’a pas encore percé la couverture nuageuse. Derrière la façade traditionnelle massive et qui héberge les pèlerins sur plusieurs étages, se cache un autre bâtiment tout en longueur, qui se visite… avec des visites guidées. Il y a trois chapelles, la tombe du roi Sancho VII, une église principale, un office de tourisme où j’ai bien envie de rentrer uniquement pour trouver un endroit chaud. Je ressens de la présence à l’intérieur et je me dis qu’à ce moment-là c’est probablement le grand balai… des balais justement. Je ressens l’endroit qui travaille en attendant la nouvelle fournée, car les lieux sont ouverts de 10 heures (?) à 22 heures. A l’extérieur, des hôtels-restaurants (trois si j’ai bien compté) et un lavoir clos visiblement. Pas d’âme qui vive là à l’année en dehors de ce gigantesque monument, la plus grande auberge de tout le Chemin, sur ce GR 65 devenu ici GR 12, toujours avec le même balisage rouge et blanc.
Le parking est quasiment vide mais sa taille est à la hauteur du bâtiment. Je reste plusieurs dizaines de minutes sur le site mais pas davantage. Un car de touristes allemands d’une génération supérieure à la mienne est à l’arrêt, et les touristes sont déjà descendus. Je les ai croisés en descendant légèrement pour bien prendre la dimension de l’endroit. Soudain, une pélerine aux yeux bridés (elle est coréenne, la première d’une longue liste !) vient à ma rencontre et me demande où elle peut dormir car elle n’a pas de réservation pour la nuit. Je lui explique les deux options à ma connaissance : se présenter à l’accueil de l’auberge, et à cet endroit elle en est le plus éloigné (il s’effectue sur le chemin en amont) ou me suivre à Burguete sans garantie de succès. Elle privilégie la première option, ce que je peux aisément comprendre, et à cette époque de la saison, elle ne devrait pas avoir trop de peine à trouver un lit pour passer la nuit. Nous nous quittons là, aussi furtivement que nous nous sommes rencontrés, car elle opère un demi-tour à la course. Elle me laisse donc ému, dans ce premier champ d’étoiles paisible (quelle opposition entre les grands prés silencieux environnants et le bouillonnement côté français de l’autre côté de la vallée) et face à deux panneaux évocateurs : "Santiago de Compostela 790" (par la route) et 755 (par le chemin). Je fais le calcul : je suis encore assez loin de la moitié, mais je l’aurai largement dépassée à Frómista.
En ce début d’après-midi, le temps est venu pour moi de quitter les lieux et de me diriger vers Burguete, le bourg de Roncevaux. Il n’y a pas de village à Roncevaux, terre d’accueil par essence, et le bourg, la vie, se trouve 2 800 mètres plus loin. Je peux enfin dérouler sur cette fin d’étape. Le chemin suit la route et rapidement, bifurque dans la forêt, propice à la méditation. Hormis la rencontre effectuée avec Carl, finalement assez brève sur cette étape, j’aurai effectué l’intégralité du trajet seul. Avant d’arriver au bourg, je profite de l’instant présent pour imaginer la suite du parcours. Je me sens donc physiquement de l’autre côté de la frontière et je peux le vivre paisiblement pendant environ trois quarts d’heure. Le sentier est une belle piste forestière, mais finit par déboucher sur une clairière. Le silence est rompu par le bruit d’une tronçonneuse et il apparaît vite clair que, non seulement je rentre dans Burguete, mais qu’ici on travaille le bois.
Orzanzurieta (1 567 mètres d'altitude) depuis Burguete
10 avril 2024
Après ce passage, le chemin rejoint la route nationale 135, sorte de fil rouge depuis deux jours, et rentre donc dans ce village, tout juste séparé de la route un petit temps au niveau d’une aire de repos. Je rentre dans la deuxième phase de la journée et je passe en mode « observation ». Je passe devant le supermarché que j’avais repéré auparavant dans la préparation. Il est ouvert, mais je n’y rentre pas chargé. J’aurai le temps de repasser là plus tard. Je rencontre un groupe de personnes âgées, puis un nombre assez important d’autocars, avant une nouvelle file, interminable, de personnes âgées, s’exprimant uniquement en espagnol. J’ai l’impression d’avoir changé de monde, mais aussi, à ce moment de la journée, d’avoir quitté le chemin. Suis-je en compagnie d’une excursion ? Dans les conversations que j’entendrai ensuite, c’est ce que je pourrai déduire. Je poursuis ma route dans le village, pensant trouver à un moment l’auberge Lorentx Aterpea dont je crois qu’elle se situe à la sortie. Souhaitant quitter ce flot de personnes qui se déplace par petits groupes, je quitte un temps le centre du village pour me diriger vers les extérieurs. Cela peut aussi me permettre de prendre d’autres points de repères, notamment la suite du chemin pour le lendemain. Je profite aussi de beaux points de vue sur les montagnes environnantes, et je constate comme je l’avais vu que la vallée est bien loin de se terminer là, et qu’il y a encore d’autres sommets de l’autre côté. Je finis par rejoindre le bout du village de l’autre côté mais je ne trouve pas l’auberge…
La vie à l’auberge : Mon étape est bien terminée, mais la deuxième partie de la journée ne vient que de commencer. J’avais pu réaliser le matin la vidéo de présentation de l’étape avec un réseau de qualité, et soudain je n’en ai plus. J’ai passé la frontière et il me faut donc activer les réseaux mobiles, mystérieusement, ce qui induit des frais supplémentaires. Je ne m’éternise donc pas et retrouve trace de l’auberge, qui est dans la seule partie de la rue principale que j’ai délaissée. Je repère l’église et l’auberge et je vais forcément y tomber dessus en remontant.
Je reviens donc sur mes pas. Après un quart d’heure environ, je finis par localiser l’auberge, qui ne se distingue pas des autres maisons blanches au style basque ici assez massif. L’accès se fait par la façade latérale. Il est 13 h 45, et j’apprends ici que la réception n’ouvre qu’à 15 h. Contrairement à Ostabat, où le propriétaire avait laissé l’accès ouvert, à Saint-Jean-Pied-de-Port, où il était possible d’attendre dans le couloir ou à la réception, et à Valcarlos, dont l’ouverture se faisait par digicode… avec code sur la porte (!), ici le code est donné à l’intérieur. Je me retrouve donc enfermé dehors, avec une heure et quart d’attente dans un village où rien n’est ouvert à cette heure-ci. Il fait huit degrés mais avec le vent, le ressenti est plus bas. Je me dirige vers la place principale pour me restaurer un peu et je me sens bien seul. J’ai vu que de nombreuses valises avaient été déposées dans le hall de l’auberge et j’en fais la déduction que je vais dormir ce soir-là avec toutes ces personnes âgées en excursion, que j’ai choisi une auberge et un lieu où les pèlerins ne vont jamais car ils dorment tous à Roncevaux. Alors mon esprit me laisse encore plus seul, sous les regards interrogateurs des locaux de passage, qui rentrent chez eux. Le soleil commence à se montrer heureusement, mais il fait encore trop froid pour que je puisse me déchausser et, après la pause micro-restauration pomme / barre chocolatée, je n’ai qu’une seule option : marcher dans le village. Je refais donc une nouvelle fois le tour complet, prend le temps cette fois de repérer la suite du chemin (il passe juste à côté d’une banque !) et je reviens vers le centre vers la place de l’église où il y a un peu d’animation. A cet endroit, je croise trois pèlerins là aussi de la génération supérieure et, dans l’attente, me décide à engager la discussion avec ces gens qui me ramènent de fait sur ma réalité du moment. Comme je ne les ai pas entendus parler, j’aborde la première personne en anglais, qui me fait signe qu’elle ne comprend pas et me montre une deuxième personne. A l’accent, je comprends vite qu’il s’agit de compatriotes et nous pouvons donc faire connaissance.
Je suis donc là, sur la place de l’église de Burguete, avec Gabriel, son épouse Françoise, toujours autour de soixante-dix ans et leur beau-frère Philippe, dans la soixantaine. Ils sont vendéens. Gabriel est le plus polyglotte des trois. Gabriel est un expérimenté sur le chemin, et poursuit un double objectif avec sa femme : combler ce qui n’a pas été fait et faire découvrir le Camino au plus jeune des trois. Je ne le sais pas encore non plus, mais cette rencontre sera aussi une des plus belles pour moi, et c’est drôle, une des plus fréquentes. Mais je suis assez vite déçu, puisque les trois voyageurs ne sont pas au bout de leur étape et poursuivent leur chemin jusqu’à Espinal. Ils se mettent en route rapidement pour arriver à bonne heure et profiter eux aussi des lieux. Je décide donc d’attendre cette fois devant l’entrée. Le gérant arrive impeccable à 15 heures, ni en avance, ni en retard. Mais nous sommes deux à l’arrivée. En quelques minutes, le gérant m’explique tout. Je suis surpris par l’aspect ultra-moderne des lieux, seul le bloc sanitaire du Chemin vers l’Etoile à Saint-Jean-Pied-de-Port respirait le neuf. En fait, je suis à moitié surpris, puisque j’avais lu des commentaires à ce sujet avant réservation. Autant la façade est classique, autant l’intérieur est complètement moderne.
J’ai conservé d’ailleurs la fiche d’accueil où tout est expliqué, jusqu’à l’affectation du lit et, ô bonheur, chaque pèlerin dispose d’une petite lumière personnelle et d’une prise pour brancher son téléphone. Car tout le monde (ou presque) pélerine avec son smartphone et ce soir-là, je fais d’ailleurs la découverte de Gronze, que je ne connaissais pas. Je m’en servirai peu, mais il n’est pas dit que je ne m’en serve pas davantage sur l’épisode 4. Je dispose donc d’un lit et le pèlerin qui suit, qui dispose probablement de sa réservation également, dispose du lit juste en face du mien. A ce moment-là je me dis qu’il va falloir cohabiter et qu’au vu de la capacité du gîte, c’est dommage d’affecter immédiatement quelqu’un en face de moi. Cette réflexion individualiste me quitte rapidement. Non seulement cela a tout son sens car cela permet de limiter si nécessaire le nombre de chambres utilisées, et donc le ménage qui va avec, mais le deuxième pèlerin est très ouvert. Il arrive là en chemise et pantalon (!), s’appelle Jan, néerlandais de 62 ans. Il me montre rapidement son programme, délirant, va jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, est parti depuis Le Puy voir plus loin, et dépasse allègrement les trente kilomètres par jour.
Jan m’apprend qu’il vient de Saint-Jean-Pied-de-Port, qu’il a passé la route Napoléon (donc la voie haute) pour rejoindre Roncevaux puis Burguete et me montre le passage de la frontière vu d’en haut, bien plus symbolique que par la voie du bas. Il y avait là-haut un brouillard épais, 2°C, et les pèlerins se sont livrés à une bataille de boule de neige. Il a par moments pu, par accalmies et à l’occasion de timides rayons de soleil, pu prendre de très belles photos de la mer de nuages sur le Pays Basque français. Sa performance physique me laisse sans voix. Jan, qui parle un anglais très propre, est très intéressé par la rencontre et n’hésite pas à poser nombre de questions sur l’origine des autres pèlerins. Arrive alors un autre pèlerin aux yeux bridés, Peter, dont je crois qu’il est plus jeune que moi. A l’annonce de ses 43 ans, je suis là aussi sidéré. Je n’ai jamais vraiment su la profession de Jan, mais j’ai eu l’impression qu’il avait vécu une vie de représentant, de chargé de commerce international et d’hommes d’affaires, eu égard à ses nombreux voyages, notamment en Chine. Au vu du programme, j’ai compris que je ne reverrai pas Jan. En revanche, je découvrais là Peter, un Taïwanais très ouvert, et je le retrouverai avec plaisir en moyenne une fois toutes les deux étapes. Peter avait perdu son amour, perdu son emploi, mais pas perdu son sourire. Ayant travaillé dans le tourisme international, il avait entendu parler du Camino, et il est arrivé à un point de sa vie où il était en quête de rebond. Il avait entrepris de le réaliser, depuis Saint-Jean-Pied-de-Port, jusqu’au chemin d’étoiles. J’ai découvert là un homme très ouvert sur les autres, très calme, toujours bienveillant et surtout d’une extrême gentillesse.
Nous étions trois dans la chambre et Jan était toujours aussi bavard. Sachant que l’auberge allait se remplir, je profitais d’une pause dans la discussion pour traiter mon triptyque personnel. Tout était presque confortable, de la douche au lit – enfin – fait d’une structure en bois. Je profitais cette fois de mon arrivée assez tôt pour étendre le linge à l’extérieur de la chambre et non pas sur les barreaux du lit, d’autant plus que le soleil était revenu. Mais le vent frais était toujours là et, prudent, je préférais inaugurer l’étendage dans le vaste hall du rez-de-chaussée. Il y a tout ici, un espace pour déposer les chaussures, un pour le vélo (!), une machine à laver, un sèche-linge, une cuisine moderne, un distributeur de boissons et de repas préparés et une salle à manger ouverte. Le confort se paie un peu plus cher à l’entrée, et il ne faut pas rêver, les extras se paient aussi. De retour dans la chambre, je me prépare pour remonter au supermarché Dendaberri, le seul du village. En arrivant là-bas, au plutôt là-haut, je prends conscience que j’ai oublié de relever les heures d’ouverture et de fermeture ! Il est 15 h 30 et, Espagne oblige, il y a un temps de fermeture l’après-midi et je dois encore attendre une heure… Je me maudis moi-même car j’ai négligé ce petit aspect dans la préparation et je me dis que finalement, dans cette journée, j’aurai passé beaucoup de temps à attendre. Je me réchauffe pendant une demi-heure en marchant de nouveau dans les alentours, cette fois délesté du sac à dos, et je publie sur Whatsapp puis commence à prévoir la réservation de Pampelune.
Le magasin ouvre à 16 h 30. Grand comme un Carrefour Contact, je reprends ma provision de pommes, et prévois le repas du soir. Je trouve mes guisantes y albóndigas (petits pois et boulettes de viande), comme le premier jour de mon volontariat à La Corogne quatorze ans plus tôt. Je reviens une dernière fois à l’auberge Lorentx Aterpea et finalise oralement ma réservation pour la nuit à Pampelune très tardivement. Le soir tombe lentement et silencieusement sur Burguete. Entre temps, les (Sud)-Coréens ont investi l’espace. Jan m’avait prévenu de leur présence en nombre sur le Camino. Je les découvre ce soir-là. Il ne faut pas oublier que Saint-Jean-Pied-de-Port en France et Roncevaux en Espagne sont deux points de départ internationaux majeurs pour Compostelle, et Burguete situé juste 2,8 km après en constitue aussi un de fait. Là je comprends que la quantité de valises déposées à la réception sont les leurs, et que donc, ils voyagent avec un sac réduit, ce qui favorise leur rythme de marche. Les femmes ont investi la cuisine, l’étendage (j’ai bien fait d’y déposer mon linge mouillé en premier, sur le côté) et elles règlent tout. Enfin presque… l’un d’entre elles veut fermer sa chambre avec un digicode en son absence et je lui explique que cela peut poser des contraintes. Une autre en cuisine est prise de panique car elle ne sait pas si elle se sert bien de la plaque à induction. Surtout l’eau ne chauffe pas assez vite… Modernité et technologie. Ce choc des cultures manifeste me fait éclater de rire. Ce ne sera pas le dernier, et c’est ce qui rend aussi le chemin si savoureux à vivre.
C’est la démonstration de ce que disait Jan : là où nous, Européens, voyageons en solitaire, en couple ou en famille, et de manière très individualiste, les Coréens sont dans un esprit collectif. Tout s’effectue en groupe, tout est pensé pour le groupe, tout est acheté en groupe. Il n’y a que les douches qui sont individuelles. Mais l’esprit collectif ne se limite qu’au groupe, et pas au reste des pèlerins. Nous en aurons la démonstration permanente à partir de maintenant et pour une bonne poignée d’étapes.
Je termine la journée tranquillement, profitant d’un moment vide en cuisine pour réchauffer mes plats, et d’un espace vide à table pour manger. Chacun semble vaquer à ses occupations. L’esprit du chemin que j’ai connu en France s’est envolé. Avec le tourisme de masse, l’internationalisation, la modernité, la technologie et le confort, le Camino a pris une autre dimension. Parfois appréciable, parfois nostalgique, souvent fataliste. Me sentant tout à coup moins seul, je suis plongé dans mon époque, mais ici à Burguete, je ressens étonnamment une joie intense et profonde d’être là, d’avoir ma place, de vivre le moment intensément, entouré de tous ces gens que je ne connais qu’à peine. Je suis surtout entouré de vie. A table, je remarque une Allemande, très discrète, et qui visiblement à ce moment-là ne veut parler à personne d’autre que par téléphone interposé. Les apparences sont trompeuses, ce sera là aussi pour moi une des plus belles rencontres sur le chemin. Mais je ne le sais pas encore…
Vue de Valcarlos / Luzaide au Col d'Ibañeta (Google Earth)
Vue de Gainekoleta au Col d'Ibañeta (Google Earth)
Vue du Col d'Ibañeta à Burguete (Auritz en basque) (Google Earth)
Profil de l'étape : L'étape internationale, entamée la veille, prend ici son envol. Il ne s'agit que de la partie basse, mais avec plus de 1 000 mètres de dénivelé positif sur 16 kilomètres, voire même 12 kilomètres jusqu'au col d'Ibañeta, le tracé est bien le plus exigeant physiquement. Avant le col, et c'est normal, l'étape remonte la vallée de la Nive d'Arnéguy avec des tronçons en alternance sur la nationale 135 ; en intégralité jusqu'à Gainekoleta, par intermittence ensuite jusqu'à une deuxième bifurcation où le chemin monte ensuite lorsque la vallée s'élargit. Après le col, le chemin descend en pente douce pour arriver rapidement à Roncevaux, et poursuivre ensuite dans la forêt jusqu'au village de Burguete.
A Gainekoleta, avant une partie de l'ascension
Au sommet du col d'Ibañeta
Par ici la suite ! 5ème étape : Burguete - Zubiri (19 km)









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