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Sur la route de Compostelle - France / Espagne à pied (2024) - 3ème étape : Saint-Jean-Pied-de-Port - Valcarlos (Espagne) (12 km)

Je me réveille dans le gîte Le Chemin de l’Etoile. La chambre est silencieuse, les ronflements de la nuit ont disparu. J’observe discrètement l’environnement proche et je constate dans la pénombre que tous les lits ne sont plus occupés. Raymond, l’Australien et le groupe d’Italiens sont partis à la frontale à l’assaut des Pyrénées, sans doute par la route Napoléon, donc la partie haute. Je jette un œil à l’extérieur, j’arrive difficilement à me rendre compte du temps qu’il fait puisqu’il est nuit noire. Toujours est-il que la pluie qui tombait hier en continu a cessé, ou du moins s’est nettement calmé.

Le petit-déjeuner est ouvert de 6 heures à 8 heures, et comme il m’a été réservé la veille, je descends à la cuisine en profiter. Je n’ai toujours pas regardé l’heure à ce moment-là, mais je sais que nous sommes proches de 6 h 15, car les premiers clients commencent à se servir. Le petit-déjeuner a bien été préparé, il y a là l’essentiel pour de nombreuses clientèles (pain, beurre, confiture, jambon, œufs, etc.) mais cela ressemble fort à de l’industriel, d’autant qu’il n’y a personne à l’accueil à cette heure-ci. Nous nous contenterons des dialogues entre nous. Je ne connais personne à ce moment-là, je reste davantage dans ma bulle, concentré sur l’étape à venir. Pour moi, elle va être courte quoi qu’il arrive, la plus courte de tout le séjour, d’autant plus que j’ai choisi de suivre la voie historique, en passant par la vallée.

Une fois le petit-déjeuner terminé, je remonte dans la chambre qui s’est cette fois bien vidé. Je profite du lever du jour progressif pour préparer et ranger mes affaires. Je n’ai pas de pression particulière compte tenu du trajet court, mais je sais, tout du moins, je sens, qu’il ne faut pas traîner parce que le départ ne doit pas se faire à des heures tardives ici. Je ne suis pas déçu de quitter cet endroit, qui, malgré la décoration liée au chemin et plutôt avenante, a manqué clairement de personnalité, d’accueil humain, de présence…. au profit du traitement des affaires courantes. C’est dommage car c’est un des deux points de départ majeurs pour la clientèle internationale, avec Roncevaux (qui serait plus justifié au regard des exigences physiques du Chemin) et un accueil moins mercantile aurait été peut-être bienvenu. Mais ce n’est que mon avis, mon ressenti à ce moment précis.

Nous nous retrouvons avec Beate, Antoine et Mila, dont je ne me souviens plus exactement si nous avions parlé de cette étape la veille (probablement avec Béate) ou à ce moment précis. Tous les quatre, nous avons opté pour la voie de la vallée. Pour ma part, j’ai fait ce choix deux semaines avant de partir, pour des questions budgétaires, de condition physique, et convaincu par un blog qui mentionnait aussi que les pèlerins passaient initialement par là (c’est logique, pourquoi aller grimper au sommet des cols de Bentarte et de Lepoeder lorsqu’il est possible de franchir la barrière pyrénéenne plus bas ?). J’avais donc réservé depuis ce moment-là le gîte de Valcarlos, pour couper aussi l’étape internationale en deux temps. Nous nous préparons donc tous les quatre et en profitons pour démarrer l’étape ensemble. Nous préparons aussi nos sacs à faire face aux intempéries parce que cette fois, c’est sûr, la pluie se trouvera sur notre chemin.

La pluie s’invite sur l’étape internationale

Nous suivons donc Antoine, qui a déjà activé son GPS. Je ne fais qu’indiquer la direction après le départ et au premier carrefour, puisque la veille j’ai effectué ce premier repérage, pensant justement que la pluie pouvait tomber et qu’il serait délicat de sortir le smartphone à ce moment-là. Après les deux premières indications, nous tombons sur un rond-point et il n’y a plus de chemin. Nous avons déjà croisé plusieurs pèlerins en route vers Honto, Orisson et les sommets où les prévisions météorologiques ne sont guère optimistes : il est annoncé 2°C là-haut (le ressenti descendra même jusqu’à -6°C) accompagné bien sûr de neige. Pour la vue, ils repasseront. Je suis donc conforté dans mon choix et notre petit groupe de quatre se perd immédiatement dans Saint-Jean-Pied-de-Port, et sous une pluie qui a repris l’intensité notable de la veille. Je fais signe à Antoine de nous mettre à l’abri sous le toit du marché couvert, et nous en profitons car il n’y a pas de marché. Antoine est un jeune savoyard de 30 ans, il vit seul (et il en a marre !), a voyagé en van en Bretagne et… en Nouvelle-Zélande. Se repérer là est un jeu d’enfant pour lui et il nous met rapidement dans la bonne direction. Même si nous n’avons pas d’affinité, j’apprécie cette rencontre, tout comme celle des deux allemandes, et l’état d’esprit est positif. Nous prenons donc rapidement la direction de la vallée de la Nive d’Arnéguy, et équipés pour la pluie, nous quittons Saint-Jean-Pied-de-Port.


Antoine, Mila, Beate et les pèlerins pendant une clémence de la météo
Bettienea (Lasse) - 9 avril 2024

Au départ, cette voie historique devenue voie alternative n’est pas bien indiquée et il nous faut suivre un temps la D 933 (de nouveau pour moi après la veille) avant de la quitter assez vite, et heureusement, pour des petites routes de campagne. A défaut de se dégager, le ciel se calme par moments et nous offre quelques périodes de répit appréciable. La montée n’est pas pentue sur ces premiers kilomètres et nous en profitons pour faire davantage connaissance. Mais, voulant aussi faire la montée à ma manière, de manière irrégulière comme la veille, je délaisse de temps en temps le groupe à la recherche d’un bon cliché, mais aussi pour faire connaissance d’autres pèlerins qui ont eux aussi choisi la voie alternative. Beaucoup partent d’ailleurs en petits groupes. J’observe Mila partie jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, les cheveux au vent, en baskets traditionnelles et je m’interroge. J’observe également Beate qui suit le rythme du groupe que les deux jeunes impulsent.

Nous croisons un groupe de pèlerins japonais et poursuivons notre ascension, tout en prenant de la distance avec la route principale, qui part en direction de l’Espagne. Nous croisons alors deux allemandes, dont une de 64 ans, qui nous déposent étonnamment alors que la route s’élève manifestement. Nous sommes surpris mais jetons un œil plus attentif : ce sont les premiers pèlerins que je croise qui ont choisi de faire transporter leurs affaires personnelles, et elles voyagent donc en chemin avec un sac à dos très léger. Au passage, une de deux allemandes se retourne vers moi et me dit en anglais qu’elle ne comprend pas pourquoi je porte un sac à dos avec un chargement traditionnel pour un pèlerin. Je ne fais pas cas de cette réflexion mais je la comprends, chacun effectue le chemin qui lui convient le mieux. Il n’y a pas de triche, pas de récompense, juste la nécessité d’être en accord et en paix avec soi-même. Nous ne sommes plus au Moyen-Age, le chemin, qui prendra des formes extrêmement diverses, du sentier de montagne à la large route goudronnée, en passant par les pavés, n’est plus ce qu’il était non plus.

Le chemin est trop varié pour que je me laisse aller à la méditation. La petite route monte et descend régulièrement, bien qu’elle monte sur la longueur de l’étape. Le temps varie lui aussi fréquemment et alterne entre averses et périodes d’accalmie. Et les personnes rencontrées ne vont pas toutes à la même allure. En tout cas, je suis trop affairé à observer l’environnement pour rester dans le groupe, dont le rythme régulier ne me convient guère en montée. Malgré cela, et comme ils le respectent également, je veille à ne pas me laisser décrocher. Aux alentours de Mokozailea, nous décidons de marquer une pause alors que la route s’est élevée plus franchement. Nous rejoignons d’autres pèlerins et formons momentanément un petit groupe d’une dizaine. La pause ne va pas durer. La propriétaire des lieux vient à notre rencontre et, poliment, nous explique que le site, un abri assez vaste pour une vingtaine de personnes, se trouve sur une propriété privée. L’accent est un peu fort mais le français se reconnaît très bien, et, comme la majorité des pèlerins n’est pas francophone, nous en profitons pour traduire au reste du groupe. Surtout, cette personne nous informe que son mari s’est absenté et qu’elle ne sait pas pour combien de temps. Visiblement, il a l’habitude de trouver des pèlerins sur site et de ne pas prendre la situation à la rigolade. Donc nous quittons les lieux sans tarder, la véritable pause attendra.

Le double passage de la frontière

Nous poursuivons notre route et, un bon kilomètre plus loin, nous descendons plus franchement pour nous retrouver plus près de la route principale. Le chemin nous fait passer derrière un bloc de bâtiments et, d’un seul coup, nous nous retrouvons dans une zone commerciale. Je reconnais les enseignes pour l’essence et le tabac et, en une seconde, je sais que nous avons franchi la frontière, là, sans le savoir. Je l’indique à Antoine, qui consulte son GPS et se rend compte que la frontière franco-espagnole est bien là, juste derrière nous, à dix mètres, en fait à l’entrée du bâtiment. Le fait de se retrouver dans cette zone fait immédiatement tilt chez mes jeunes compagnons du chemin qui s’empressent de se rendre dans les boutiques. On y vend des vêtements, des cigarettes et de l’alimentaire, du classique pour un passage de frontière où de l’autre côté les prix sont plus bas. Cette vision me faire sortir du chemin. Un couple de jeunes trentenaires sort d’ailleurs en tenue civile avec une cartouche de cigarettes sous le bras et s’empresse de monter dans leur véhicule. Beate a besoin d’une pause pour récupérer alors qu’il est tout juste 10 h 15. J’ai l’impression d’être arrivé puisque je pensais que le gîte était tout près une fois la frontière franchie.

Beate aussi ne tarde pas à aller faire un tour dans les magasins. Je reste donc seul et pour la première fois de l’étape, j’ai l’impression d’être seul. La perspective de rechercher l’auberge là, qui sera probablement fermée à cette heure, et de laisser mes compagnons si tôt ne m’enchante guère. En recherchant le gîte sur Google Maps, je me rends compte en fait qu’il me reste un peu plus de cinq kilomètres à parcourir, et que Valcarlos, terme de la journée, se trouve en fait plus au sud du village d’Arnéguy ! Bizarrement, je reprends quelques couleurs à savoir qu’il me reste un peu de chemin à parcourir. Beate est de retour, elle m’informe qu’Antoine et Mila nous attendent, et nous partons les retrouver à une centaine de mètres dans le magasin d’alimentation principal, grand comme un bon supermarché. Je rentre au chaud (je m’étais arrêté à l’extérieur, abrité certes par un préau, mais sous le froid et la pluie) … et cela sent bon le café et le pain chaud. La tentation est grande mais je décide de poursuivre ma route et de faire mes premières emplettes espagnoles un peu plus tard.

Nous nous remettons en route, rejoignons quelques pèlerins à qui j’indique pour la première fois la flèche jaune, et poursuivons notre ascension cette fois en terre ibérique. Les petits groupes se succèdent et pour moi, je vis un changement important depuis mes débuts sur le chemin en 2021 : même sur cette voie historique devenue variante, les pèlerins sont désormais en nombre – raisonnable – et je ne suis plus seul sur des kilomètres. La montée ne dure pas, sur un petit point haut, j’aperçois le village d’Arnéguy, profite du temps qui s’est asséché avec une courte apparition du soleil, mais mes compagnons poursuivent leur route. Eux n’ont pas trop de temps à laisser en route, puisqu’ils filent vers Roncevaux, et qu’il leur faut monter le col plus loin. Je ne les retarde pas, et de nouveau, à la faveur d’un pont sur la Nive d’Arnéguy, je leur précise qu’on vient de franchir la frontière dans l’autre sens et que l’on se retrouve en France. Le chemin repart nettement en montée, et un groupe d’Italiens nous rejoint, différent de celui avec qui j’avais dormi la veille au soir. Leur accent ne trompe pas et comme d’habitude avec les Italiens, je ne sais pas trop quelle langue employer entre l’anglais et l’espagnol.


A droite de la Nive d'Arnéguy, l'Espagne ; à gauche de la rivière, la France
Pekotxeta (Espagne) / Arnéguy (France) - 9 avril 2024

Ils sont davantage intéressés par les aspects patrimoniaux du chemin et grimpent en groupe. Nous les laissons là assez rapidement pour poursuivre toujours plus en avant, cette fois sur la petite route départementale 128. Un kilomètre plus loin, alors que le temps s’est éclairci un peu, j’aperçois cette fois le village de Valcarlos. Je reconnais la forme du village puisque je l’ai vu sur Internet quelques jours avant. Je sais cette fois que mon étape est proche de la fin. Nous repassons de nouveau sur la Nive d’Arnéguy pour passer à l’ouest (un comble pour les deux allemandes) et nous nous retrouvons, encore à la surprise de tous, en Espagne. Ici sera mon dernier passage de frontière avant le retour trois semaines plus tard.

Comme souvent après le passage d’une rivière, et qui plus est dans cette vallée encaissée, il faut affronter une – dernière – montée. Sur celle-ci, nous nous faisons dépasser par un grand gaillard costaud, dans la quarantaine, en kilt (!), et affublé lui aussi de la coquille Saint-Jacques. Antoine et Mila, plus vifs, nous informerons ensuite qu’il s’agit d’un Ecossais – of course – naturalisé Américain et parti à bonne allure jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Si tôt la rencontre effectuée, nous en faisons une autre, juste après la station d’épuration du village et nous tombons nez à nez avec un employé du service des eaux. Seul hispanophone du groupe, je comprends qu’il nous indique le chemin, et mes trois compagnons n’avaient pas trop de doute à ce sujet. En réalité, je pense que cet employé voulait engager la conversation avec les pèlerins pour leur assurer la bonne continuité de leur route et pour ma part, je n’allais pas refuser quelques phrases en espagnol pour un dix-septième passage de l’autre côté, mais le premier pour ma part en Navarre.

La montée sur Valcarlos est assez pentue mais relativement courte, ce qui nous permet de rentrer dans notre premier village espagnol finalement sans trop l’avoir sentie dans les pattes. Nous effectuons un premier repérage des lieux, eux plutôt pour pique-niquer, moi plutôt pour l’auberge. Nous nous y retrouvons assez vite et, après quelques hésitations, partons sur l’aire de jeux pour enfants. Je profite de l’instant parce que je sais que je vais quitter ce petit groupe avec qui je me suis lié de sympathie et, contrairement aux trois premiers garçons, dont j’ai envie de suivre leur chemin à distance. J’ai effectivement assez faim, car après tout l’ascension du jour était bien d’environ trois cents mètres sur la distance mais je me contenterai de ma pause devenue habituelle entre pomme et barre de céréales chocolatées. Avant de nous séparer, nous allons prendre une boisson chaude au bar local, le seul, qui est ouvert en début d’après-midi. A l’intérieur, cela parle espagnol et c’est notre première ambiance dans la langue de Cervantes.

Le temps est venu de nous quitter. Nous échangeons là nos coordonnées Whatsapp et nous promettons donc de nous suivre sur nos chemins respectifs. Cette promesse sera plutôt tenue car nous prendrons régulièrement des nouvelles les uns des autres. Le petit groupe poursuivra sa progression, maintenant une étape de décalage avec moi, ce qui me permettra de voir en avance les photos du chemin que j’ai à parcourir, en tout cas jusqu’à Pampelune. Par la suite, ce sera plus difficile pour Beate, que je retrouverai plus tard (je ne vais pas tout dévoiler tout de suite !), tandis qu’Antoine et Mila poursuivront leur chemin beaucoup plus loin. En tout cas, sur cette place principale collée à la route nationale 135 (continuité espagnole de la D 133 française), je les vois peu à peu s’éloigner, partagé entre l’envie de poursuivre mon ascension avec eux jusqu’à Roncevaux, et le besoin de respecter mon parcours initialement prévu pour durer trois semaines.


Valcarlos (Espagne) et les sommets pyrénéens enneigés à environ 1 200 mètres d'altitude
9 avril 2024

La vie à l’auberge : La raison finit par l’emporter, d’autant plus que j’avais réservé la nuit à l’auberge de Valcarlos, et que j’avais aussi réservé la nuit suivante à Burguete. Dormir à Roncevaux puis enchaîner ensuite sur une étape de 2,8 km n’aurait eu aucun sens à mes yeux. Bien m’en a pris. Je descends donc à l’auberge collée à l’école du village, juste sous l’aire de jeux que nous avons désertée et je me retrouve nez à nez avec des instructions. La réception n’est pas encore ouverte mais il est possible de rentrer avec un digicode mentionné sur la vitre. En réalité donc, n’importe qui peut rentrer à n’importe quelle heure dans cette auberge mais qui viendrait voler quoi ici, dans cet endroit du bout du monde, coincé dans la vallée entre deux pays ? Ceci d’autant plus que l’auberge se situe en-dessous de l’école, en surplomb du reste de la vallée. Elle est accessible mais sa situation est contraignante pour quiconque souhaiterait voler – un matelas ? – et obligerait le malfrat à une échappée bien discrète…

Je suis les consignes et pénètre donc dans l’auberge – la cuisine – puis accède au dortoir. Il y règne un silence complet, couplé à celui de la vallée, et je suis donc dans une ambiance en totale contradiction avec celle que j’ai connue la veille à Saint-Jean-Pied-de-Port. Il y a là un homme allongé, visiblement d’un certain âge, et dont je fais la connaissance immédiatement, puisque je vais partager l’espace avec lui jusqu’au lendemain matin. Il est irlandais et s’appelle Carl. Nous échangeons brièvement. Je dépose mes affaires, choisis mon lit (j’ai le choix du roi), prend le temps d’une vidéo de présentation du moment à l’extérieur (je n’ai pu la réaliser le matin sous la pluie basque) et je vais à sa rencontre une fois qu’il a terminé son thé. Je reste à échanger avec lui pendant près d’une heure. Dans la cuisine, ce monsieur me rappelait quelqu’un de proche, et quelques secondes plus tard, son histoire singulière en faisait l’écho immédiat. Carl faisait le chemin car, quelques années auparavant, il avait perdu sa femme qui était plus jeune que lui, décédée rapidement d’un cancer et peu avant son décès, elle lui a demandé de faire le chemin pour elle. Alors il a saisi l’occasion qui s’est présentée à lui pour tout laisser en Irlande – sa fille s’occupe de la maison en son absence – et se lancer à Saint-Jean-Pied-de-Port jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette annonce fige son visage dans une certaine tristesse. Ensuite Carl me raconte son travail passé, et, si j’ai bien compris, ce monsieur travaillait à Edimbourg dans l’office international des migrations. Cela explique ses diverses questions ensuite qu’il m’a posées, par curiosité, sur l’actualité internationale, du Brexit passé et ses conséquences à la situation actuelle en Ukraine ou à Gaza, et sur ma position et celle de la France. J’ai tenté, dans mon anglais qui est ma troisième langue, de lui expliquer mon point de vue et ce que j’en savais, pour conclure inévitablement que toute guerre est stupide. Je prêchais là un convaincu, lui qui était selon ses dires si ouvert aux rencontres internationales.

Une drôle d’ambiance régnait dans cet endroit semblant hors du temps et justement coupé du monde. Nous ne savions pas si quelqu’un d’autre allait nous rejoindre. Pour détendre un petit peu l’air, mais pas la conversation qui l’était déjà, malgré la gravité des sujets, nous avons parlé de sports. Carl m’a alors avoué que, malgré son âge (il approche les 70 ans), il continuait à jouer au football, mais à son rythme me disait-il, pour le plaisir et pour maintenir la forme. Et son sourire est venu plus franc à évoquer l’équipe nationale de rugby, dont il dit est très fier actuellement comme tout le peuple irlandais, tout en ayant également une belle reconnaissance pour les joueurs du XV de France.

Après cet échange respectueux, entre deux hommes séparés par une génération, nous marquions un temps personnel. Je devais rentrer dans un rythme douche – lavage manuel du linge et étendage et désormais réservation de la nuit pour le surlendemain (là, en l’occurrence, à Zubiri) et ce triptyque allait bien m’occuper quotidiennement parfois pendant deux heures. L’après-midi s’écoulait donc quand, sur le coup de 18 heures, le dénommé José rentrait dans l’auberge. Je ne connaissais son prénom que pour l’avoir joint au téléphone quelques jours plus tôt pour effectuer la réservation, car ses premières paroles ont été en espagnol : « Chaussures ? Là. » J’ai connu entrée en matières plus chaleureuse mais effectivement, j’avais laissé les chaussures de marche au pied du lit et cela n’est pas très apprécié – logiquement – dans nombre d’auberges.

José colle bien avec l’ambiance du lieu, assez spartiate, rustre et où les avertissements sur les interdictions d’usage des appareillages en cuisine – il ne reste finalement que le micro-ondes – mais aussi sur la sécurité des pèlerins en cas d’agression saute aux yeux en deuxième lecture. Drôle d’endroit pour une rencontre. Je règle donc les formalités avec lui, mais finalement là la conversation se détend. José est probablement d’origine brésilienne et je parle un peu du chemin avec lui. Il m’indique que s’il l’empruntait, il commencerait l’étape à 6 heures du matin pour éviter la chaleur dans la difficile montée du col. D’ailleurs, son discours correspond à la petite affiche écrite manuellement où il est demandé aux pèlerins de quitter les lieux à 7 heures du matin (!). Je le lui fais remarquer et il m’indique qu’il est possible de partir quelques minutes plus tard (!), mais surtout justifie de nouveau cet horaire pour le bien-être des pèlerins par rapport à la chaleur. Or la chaleur n’est pas de mise, et je pense aux montagnards qui sont partis à l’assaut des deux cols plus haut, route que nous avons longtemps imaginé pendant une bonne partie de la matinée, sans pouvoir les deviner.

José termine son passage en me demandant de l’appeler au cas où quelqu’un débarquerait plus tard, ce dont il doute fortement car il sait qu’à cette heure tardive, les pèlerins sont arrivés déjà sur leur lieu d’hébergement. La seule possibilité que je voie serait quelqu’un qui serait parti de plus loin que Saint-Jean-Pied-de-Port. La suite nous donnera raison, nous passerons la soirée et la nuit à deux avec Carl, sans échanger davantage, l’Irlandais étant préoccupé par d’autres problèmes de dégâts des eaux dans sa propre maison, problèmes donc il se serait bien passé. J’étais bien incapable de proposer quelconque solution dans ce domaine, surtout à distance, mais j’ai senti que j’étais plus là pour accueillir son désarroi et quelquefois, ça fait du bien de se décharger d’ondes – téléphoniques – négatives, surtout face à un inconnu. Peu avide de sortir pour sa part, et de retourner seul au bistro / restaurant pour ma part, nous en resterons là, dans cette nuit qui tombe progressivement. Pour moi ce soir, ce sera alimentation « de survie », avec purée déshydratée, pomme et boîte de thon, la seule fois du voyage. Nous nous endormons donc paisiblement, pas dérangés par le bruit des ronfleurs, ni des lits métalliques.


Vue de Saint-Jean-Pied-de-Port à Valcarlos (Luzaide, en basque) (Google Earth)


Vue d'Arnéguy à Valcarlos (Google Earth)


Profil de l'étape : Comme pour le trajet entre Saint-Palais et Ostabat, l'étape du jour a une distance de 12 kilomètres. Son profil est différent, puisque s'effectuant souvent à proximité de la D 933, du point de départ jusqu'à l'arrivée. Cela dit, le chemin de Compostelle, ici la voie historique, évite le plus possible la départementale pour la suivre souvent en surplomb, de quelques mètres à quelques dizaines de mètres. Le chemin traverse la frontière franco-espagnole à deux reprises, près d'Anttonenea, à Arnéguy et termine par une côte assez raide sur Valcarlos. Si le dénivelé global est faible pour une étape déjà en montagne (201 mètres seulement), le dénivelé positif cumulé (517 mètres) traduit bien les nombreuses variations du relief. Le chemin remonte ainsi progressivement, mais de manière toujours irrégulière, surtout après Lasse.





L'auberge municipale de Valcarlos, auberge du soir vue de l'extérieur

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